L’itinéraire psychologique et affectif d’un homme cherchant à s’affranchir d’un atavisme familial des plus malsains
Burkett Dynasty
Il s’appelle David Burkett, quatrième du nom. Il appartient à l’une de ces dynasties qui perpétuent de père en fils le patronyme d’un aïeul fondateur, ici en l’occurrence un pionnier venu d’Angleterre dans les années 1860 et qui fit fortune en commençant d’exploiter les ressources forestières et minières du Michigan — une fortune que ses descendants accrurent au prix de procédés douteux. Il s’appelle David Burkett, quatrième du nom, et entreprend, une fois parvenu à l’âge mûr, de raconter sa vie depuis son adolescence. Non pas sous le coup d’une inspiration aussi subite que fantaisiste mais parce qu’il pressent qu’il est parvenu au terme de la mission consistant à découvrir les racines du mal dans [sa] propre famille dont il s’était senti investi, et sur l’accomplissement de laquelle il lui faut revenir afin de le parachever. Au cœur de cette mission : le reniement d’un père odieux et, à travers lui, de ses origines sociales ainsi que de tout un atavisme familial.
Tout cela — bien que les termes de cette “mission”, la nature de ce “mal” demeurent quelque peu obscurs — est exposé dès les premières lignes du premier chapitre qui, présentant aussi en une galerie saisissante les principaux protagonistes du récit, remplit ainsi son rôle de chapitre d’exposition de manière on ne peut plus classique. Un premier chapitre à l’image de cette autobiographie fictive, de facture fort banale : structure en trois parties — une par décennie — platement intitulées “années 60″, “années 70″, “années 80″, et une narration reposant sur le principe éprouvé de l’anticipation prématurée suivie de flashes back successifs — souvenirs convoqués à la faveur d’un événement ou d’une pensée fortuits.
Avec pour épicentre les états d’âme d’un narrateur gosse de riche portant comme un fardeau les exactions de ses ancêtres et les forfaits d’un père alcoolique que le dévoiement sexuel notoire pousse à rechercher satisfaction auprès de très jeunes filles — états d’âme qu’il s’efforce de clarifier grâce à l’écriture - le roman jette d’intéressants fondements thématiques. Les rapports père-fils, les enjeux d’une histoire familiale dont le cours se révèle progressivement, la mise en abyme sous-jacente de l’entreprise romanesque à travers d’une part le projet du narrateur d’écrire un essai sur sa famille et d’autre part la rédaction effective de son autobiographie sont autant de pôles narratifs annonçant des développements prometteurs — d’autant que l’on est très vite en présence de personnages pittoresques et bien brossés : l’oncle Frédéric, le jardinier métis Clarence, la jeune soeur Cynthia… et que l’écriture se teinte souvent d’un humour délicieusement cynique dont témoigne ce point de vue reflétant tout le dépit d’une vocation religieuse déçue :
1 — Dieu a créé le cosmos il y a des milliards d’années puis il est parti en laissant tout en plan.
2 — Dieu ne contrôle sans doute pas notre activité génitale.
… et suivent six autres constats du même acabit.
Mais la déception est au rendez-vous : on ne tarde pas à se lasser des préoccupations génitales du narrateur qui, tout en affirmant vouloir se déprendre de son égocentrisme, se montre par trop attentif à l’état de sa queue vis-à-vis du derrière de ses contemporaines. On se lasse tout autant de ses atermoiements concernant son “projet” et sa “mission” mais, pis que tout, l’on finit par ne plus supporter que deuil, remords, prise de conscience, conflit aigu ou brusque accès de désir sexuel aient le même relief narratif qu’une prévision météorologique ou l’achat d’une bonne bouteille au drugstore du coin.
Le seul point fort du roman est ce curieux passage en italique, que l’on retrouve à l’identique précédant le premier chapitre puis juste avant l’épilogue, et dont on ne parvient guère à déterminer s’il relève du rêve, de l’hallucination, du fantasme ou bien du vécu réel. Malheureusement, le climat étrange et malsain qu’instaure cette boucle textuelle n’a pas de véritable suite dans le récit sinon ces quelques circonstances où le narrateur, tel un chaman, est visité par des “visions” — ce qui somme toute correspond assez à ce personnage d’envergure quasi mystique dont il tente d’endosser le rôle.
Auterme de la lecture on a un peu le sentiment que l’auteur est resté à la lisière de son propos, à l’instar du narrateur qui, à la fin de son récit n’est parvenu ni à se situer par rapport à sa famille, ni à écrire l’essai dont il rêvait — pas plus qu’il n’a atteint la plénitude sentimentale. Jim Harrison a écrit là un roman en demi-teinte où se mêlent saga familiale jouant à fond la carte du pathos nourri de drames sordides, autobiographie fictive retraçant une longue et douloureuse introspection, fiction prétexte à l’évocation grandiose des paysages et de l’histoire humaine de la Péninsule Nord.
De Marquette à Veracruz résulte d’une sorte d’hybridation littéraire rendue improbable par la platitude d’une écriture qui tend à ramener tous les éléments du récit à un même degré zéro d’intensité. Le ton cinglant et cynique du début disparaît peu à peu, les descriptions de paysages n’ont rien de particulièrement émouvant, et les agissements sordides des membres du clan Burkett occupent l’espace narratif de telle manière que leur force en est brisée.
N’en déplaise à l’auteur du dossier de presse, le chant d’amour adressé à la beauté du Michigan a des accents bien peu vibrants, et ce livre n’est certainement pas l’un des romans les plus marquants de ce début de siècle… de telles envoléesdénotent de sa part un accès de dythirambite aiguë pour le moins injustifié — mais il admet, il est vrai, que ce jugement enthousiaste ne vaut que pour ses propres yeux…
isabelle roche
![]() |
||
Jim Harrison, De Marquette à Veracruz (traduit de l’anglais — États-Unis — par Brice Matthieussent), Christian Bourgois coll. “Fictives”, sept. 2004, 524 p. — 25,00 €. |
||
![]() |