Diplômée de l’Université de Philologie de Bucarest, professeur et rédactrice de plusieurs revues littéraires roumaines (« Contemporanul », « România Literara »…), Sanda Voica a publié en Roumanie des nouvelles, des poèmes, des poésies, un fragment de roman et même une pièce de théâtre. Depuis 1999, elle vit et écrit en France où elle continue — entre autres — son travail littéraire et poétique ainsi que de directrice de revue (« Paysages Ecrits »).
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La fin des rêves, d’habitude. Je rêve beaucoup – une autre vie. Si mes rêves sont interrompus par un réveil « forcé », mes journées sont mauvaises : mes nuits, comme on dit pour les bébés, n’ont pas été « faites »… Mais sur un autre plan, ce qui me fait lever le matin c’est le désir de reprendre le travail là où il a été interrompu par le sommeil… Et c’est plutôt ce désir de me réveiller qui me fait me coucher, avec la pensée de me réveiller plus vite. Tout en sachant aussi que mes heures les plus fertiles sont tôt le matin. (Mais il y a aussi celles à partir de 17 heures…)
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne me souviens pas maintenant en avoir eus. A part celui de vivre ailleurs et autrement que ce que je voyais autour de moi. Je crois avoir réussi, si je pense que j’ai trouvé ce moyen parfait, exemplaire : l’écriture. Par ailleurs, on m’a dit que je disais souvent, dans mon enfance et même adolescence, vouloir aller vivre à Paris (j’ai vécu en Roumanie jusqu’à 37 ans). Je n’ai le souvenir ni de ce désir, ni de ces paroles. Je suis arrivée en France il y 15 ans et je ne vis pas – ou pas encore, car projet en cours de réalisation ! – à Paris. Je veux y arriver et m’exclamer, comme dans Balzac : « A nous deux, Paris ! ».
A quoi avez-vous renoncé ?
A rien, même pas à l’illusion qu’on peut renoncer à quelque chose, car ce qui est à nous, il le reste pour toujours… Même une… illusion.
J’ai quand même renoncé à l’espoir (l’idée) de (re)devenir quelqu’un de normal – qui n’écrirait plus…
D’où venez-vous ?
Je me le demande encore : née dans un certain endroit (la partie ouest de la grande plaine de la Roumanie), endroit marqué dans les papiers d’identité, mais je suis venue en France pour chercher mes ancêtres : j’ai compris, de retour en Roumanie, après un voyage de plusieurs semaines en France, en 1990, presque dix ans donc avant de m’installer ici, que je les ai laissés, dans une ruelle de Paris, suspendus à un fil, à m’attendre. Revenue pour les chercher. Ils m’attendent encore. Qui sont mes aïeux ? J’ai quelques hypothèses… Alors d’où je viens se confond avec où je vais…Je cherche depuis toujours d’où je viens. Tel pays, tels géniteurs ne me suffisent pas pour avoir une réponse. Je soupçonne que je viens d’ailleurs – j’attends encore les preuves.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
De mon père : rester (être) simple, honnête, vraie. De ma mère : arriver à la connaissance, étudier sans cesse, pour être bien. Et surtout : le désir de quitter mes parents. Et cette dot « spirituelle » (génétique ?) : l’envie ou force permanente de foncer, oser – la bonne curiosité, celle d’ouvrir les portes, fermées ou déjà ouvertes, et passer outre. Kafka au quotidien ?
Qu’avez-vous dû « plaquer » pour votre travail ?
Famille et patrie. Pour retrouver autre famille et autre patrie. Et tous me poursuivent… Il me reste à plaquer le sommeil…
Ou bien : j’ai plaqué travail, famille, patrie, pour retrouver autre famille, autre patrie et le non-travail.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Même un petit plaisir ne peut-être que grand, immense — autrement, il reste un non-plaisir. Alors, disons celui de ne pas sortir du lit avant de lire et éventuellement écrire. Ce qui me conduit toujours à la joie – même au plaisir physique, sans me masturber : joie transcendée, à l’envers, de haut en bas…
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
J’aimerais bien le formuler. Je sais seulement que j’ai dû toucher un point, un endroit (de quel monde ?) d’où j’écris, et que d’autres n’ont pas connu. D’où la difficulté, souvent, de faire vite comprendre aux autres ce point de vue et d’écriture. Conséquence : la lassitude (lâcheté ?) d’insister pour me faire publier. Peut-être que la conscience de ce lieu « autre » et celle d’écrire « autrement » me suffisent.
Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpela ?
Peut-être cette icône inédite, originale – bien différente des icônes classiques, orthodoxes que j’avais si souvent vues jusqu’alors, vers mes dix-onze ans –, qui appartenait à une très vieille dame, dont on devinait les origines nobles, mais tombée dans la misère (elle ne vivait plus qu’avec quelques chats, dans une pièce tombée en ruine, et que ma mère aidait de temps en temps (nourriture, ou pendant l’hiver, pour quelques jours, la recevoir dormir chez nous, car elle n’avait pas les moyens de se chauffer). Et elle est arrivée chez nous avec cette icône qui m’a surprise, choquée même, car l’accent n’était pas mis sur une figure – Dieu ou Christ – mais sur ce qui l’entourait, une frise très large, rectangulaire, presque composant le « tableau » – c’est le mot –, frise faite d’un entrelacs fascinant de plantes, fleurs, tiges, lierres, et d’insectes et oiseaux très variés. Ce qu’on peut voir dans la tapisserie multiple de « La Dame à la licorne » dispersé, clair, était ici concentré sur à peine un peu plus d’une centaine de centimètres carrés (tableau d’environ 30 cm sur 20 cm). Je regardais longuement – fascinée – cette icône, ses détails foisonnants, où la figure du Dieu n’était plus qu’une fleur ou une guêpe parmi les autres. Le dessin était exquis, pas réaliste, ni stylisé, loin de donner l’impression qu’on soit dans un jardin, non : il y avait une limite entre ce cadre peint et la figure, mais à la fois elle était niée. Cela formait un tout, ou bien le sacré et le profane étaient emmêlés, en ne formant qu’un (je le pense maintenant).
L’ennui des icônes classiques – vues jusqu’alors, et maintes fois, dans les églises ou dans les maisons – était annihilé : enfin quelque chose qui m’éveillait, que je regardais avide et sans bien comprendre son mystère (ma mère l’avait mise sur le mur, à côté de la sienne, le temps que la vieille dame est restée chez nous ; elle-même aurait voulu l’avoir, mais n’a pas osé la lui demander et la dame est partie avec. Quelque temps plus tard, en allant chez elle, ma mère avait remarqué sa disparition : quelqu’un d’autre avait été saisi par sa beauté et avait osé la lui… saisir.)
Et votre première lecture ?
Vers mes six ans et demi – j’avais à peine appris à lire et j’étais déjà inscrite à la bibliothèque municipale (pas de livres dans la maison) – et j’avais pris un tout petit livre, un conte roumain, dont je ne me rappelle plus le titre, et que j’avais lu et relu – mais c’était pendant les vacances d’hiver, et je voulais un autre livre, sortir et aller seule en chercher un autre à la bibliothèque, donc traverser la ville par un froid terrible, comme souvent en Roumanie en décembre – et je me souviens que ma mère essayait de me raisonner (ne pas sortir par un tel temps, même une tempête de neige ce jour-là, et elle ne pouvait pas m’accompagner. Mes larmes de dépit et impuissance). Alors cette première lecture je l’ai réitérée – encore et encore – tous les jours d’après ; le temps plus clément, j’ai pris quatre autres (petits) livres de contes — ! — pour le reste des vacances.
Pourquoi publiez-vous si peu en français ?
En français, comme avant de partir – en roumain. Par une mauvaise paresse. Car il y a aussi la bonne paresse – celle qui correspond à la bonne vitesse, celle de l’écriture.
Mauvaise paresse, correspondant plutôt à l’impossibilité de me mettre trop souvent en situation d’envoyer les manuscrits aux éditeurs…
Et ensuite, il faut voir quand même le nombre de réponses avec des refus de publication – je vous épargne la liste et les réponses les plus cocasses – qui dépassent de loin celui avec des « accords » ou contrats… Ces derniers commencent quand même à tomber de plus en plus ces derniers temps (suite à des envois plus… soutenus demanuscrits !).
Je reprends la réponse : peut-être aussi par ce « subtil mépris » dont parle Nietzsche dans Le Gai savoir : « Le subtil mépris est à notre goût, il est notre privilège et notre art, peut-être notre vertu, à nous autres, modernes parmi les modernes… […] ». Tout en gardant les proportions, bien évidemment.
Mais aussi consciente du peu d’esprit qui reste, alors je vois mes livres noyés dans la masse des autres… Hautaine ?
Très hautaine ? Car quelque chose s’est imposé à moi très tôt : si la plupart écrivent pour un public né, qui existe déjà, moi, j’écris plutôt pour un public à venir, je dois plutôt créer mes lecteurs. Les créer – non pas les inventer, mais les former. Un public à venir, toujours en chemin. Moi vers lui et lui vers moi… Croisement ou pas, mais sur le (même) chemin. Quand les autres ne font que croire avoir été sur le même chemin que leurs lecteurs.
Et aussi, je crois, parce que je n’ai pas assez de « foi dans la foi » (Nietzsche).
Quelles musiques écoutez-vous ?
Cela a dépendu des époques et dépend des moments. Quand je veux et je peux écouter, ce n’est que dans les Vivaldi, Haydn, Mozart, J.S. Bach, Olivier Messiaen, Skriabine et j’en passe que je me cherche…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
N’importe quel livre de Philippe Sollers.
Quel film vous fait pleurer ?
Il y a eu (et il y aura) des films qui m’ont fait pleurer et que j’ai oubliés – car pleuré pour des mauvaises raisons : états d’esprit personnels, qui se greffaient sur les scènes ou situations du film. Les larmes comme défoulement personnel, et non pour les qualités exceptionnelles du film. Les films les plus puissants, esthétiquement parlant (comme les livres d’ailleurs), ne peuvent que m’enchanter, m’enthousiasmer, et me faire sourire et rire. Rires de joie qu’une telle chose (film), si puissante (vraie) ait pu être faite…
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Celle qui dans ce moment-là se regarde dans le miroir et essaye de voir quelqu’un ou quelque chose… Autrement : je reste souvent « opaque » à mon image… Autrement, soit je devrais me détester, soit tomber amoureuse de moi. Alors il vaut mieux garder raison et même éliminer les miroirs de la maison !
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A celui que j’ai aimé (j’aime !) le plus. Selon les mots de quelqu’un : « J’aime et c’est mon affaire. »
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
PARIS. Trop long à dire ici pourquoi.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
J’aurais du mal à trouver un dénominateur commun entre Shakespeare, Dostoïevski, Proust, R.M. Rilke, Georg Trakl, Samuel Beckett, Philippe Sollers, Kierkegaard, Yves Klein, Ingmar Bergman, les nuages sous le vent, l’herbe qui pousse ou la neige qui tombe.
Mais il faudrait essayer…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
En principe : rien. Les cadeaux des autres sont toujours tombés à côté de moi. Une seule exception : ma meilleure amie, à Bucarest, à l’époque où je travaillais trop, au point que je n’avais plus le temps de faire quoi que ce soit en dehors du boulot (cela a duré quelques années), a organisé la fête – surprise ! – à ma place et ce n’est pas cela que j’ai aimé (car je n’aime pas fêter mon anniversaire) mais le fait qu’elle ait cuisiné mon plat préféré : salade dite « de bœuf » (recette pour les curieux)… Les cadeaux je me les fais moi-même – pas besoin d’un jour précis pour avoir quelque chose…
Que défendez-vous ?
Je défends mon droit à la bonne solitude : pas celle qui se passe de la compagnie ou l’existence des autres, au contraire. Mais ne pas se perdre de vue, la solitude qui ouvre vers tout et tous, loin de la position du misanthrope. La solitude – le plus solitaire possible – de mon vivant, et non pas celle – ironique ! – inscrite sur la tombe d’Arman au Père Lachaise : « Enfin seul !».
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Peut-être comme tout grand mot : autobiographique ?
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?”
Les gens ont besoin de peu (d’esprit) pour rire…
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
« Savez-vous planter les choux ? » Et ce n’est pas une blague : le jardin, le jardinage, la nature et son observation sont très importants pour moi. Mais j’imagine très mal Kafka ou Nietzsche planter des choux ou des arbres. Ils ont planté beaucoup mieux autre chose : quelques jalons pour l’humanité. Mais Saint François d’Assise pourrait être mon cousin.
Et aussi celle-ci : « Pourquoi avez-vous accepté de répondre à ces questions ? ».
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, août 2014
bonjours Sanda et merci pour l’envoi de ce lien et merci à Jean-Paul Gavard-Perret qui est un ami toujours à l’écoute des femmes et fidèle “serviteur”, qui aime les mettre en valeur et qui est fasciné par leur mystère.
Merci pour les rêves, ( racontez-les), pour l’écriture et la lecture et l’icône, qui est un symbole que j’aime partager avec vous même si je ne l’ai jamais vue, mais on aime se la représenter. Le monde, oui, avec le foisonnement au coeur duquel on est nés où bien à renaître, comme dans les choux. Nées dans les choux, j’aime bien, à cause des chenilles qui grouillent, à cause des feuilles très serrées, à cause du potager, et des plantes voisines, et des papillons blancs, ces “billets” envoyés qui flottent dans le vent…Il y a beaucoup de “mystères” dans cet interview, c’est tant mieux, cela donne envie de vous lire…d’aller errer un peu avec vous à Paris du côté de la tour Saint Jacques…Je vous embrasse. Cécile
Voici : les réponses sont presque cinglantes et données avec un humour singulier. On perçoit la tendresse et aussi une forme de détresse : vivre, décidément, n’est pas chose facile pour nous, êtres humains. L’héritage est merveilleux, venu du père et de la mère. Oui, Kafka et l’esprit de la Mitteleuropa sont bien là.Il y a encore du courage et de la vigueur, car le chagrin est profond. Néanmoins cet humour et ce désir puissant d’exister vraiment sont les plus forts. Avec un tel esprit, il nous est permis d’espérer.
Merci pour ce lien Sanda, et ce partage. Combien je te (me) reconnais dans certaines de tes réponses. De la mélancolie, de la joie, du mystère oui tout ça et bien plus encore, et Paris toujours, un mythe, une réalité, parfois un peu trop bruyante pour nos solitudes d’écrivains… et cette boulimie de connaissance et de vie…
Je t’embrasse
Marie-Josée