Tout oublier ou le roman aporique
Les mots de la narratrice de L’oubli semblent s’effacer et se perdre mais de fait n’appellent que la dérive à leur horizon. «Je m’appelle Alma et je n’ai pas connu la guerre. J’ai grandi en écoutant Daft Punk, en buvant du Coca-Cola et en jouant à des jeux vidéo sur la Playstation 2 ». Mais les choses se gâtent : « Un jour, j’ai appris que mon grand-père avait fui la Pologne quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, avant la Shoah. Ce mot m’a longtemps agacée : son côté spectaculaire ». Peu à peu et au fil de rencontres (une en particulier,) une phrase de Primo Levi revient dans l’esprit d’Alma : “N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas” et la narratrice d’ajouter : »je crois que je veux faire exactement le contraire. Oublier tout.» C’est là que tout pourtant commence, où tout se découvre dans le presque silence, dans le suspens. Certes Alma parle d’abord à peine mais non sans superbe et « innocence ». Puis tout se renverse : l’oubli lui-même si l’on peut dire se « retient ». Son aporie est comme le manque suprême et le suprême aveu. Le texte tient par ce langage qui procède par concrétion plutôt que par développement.
Frederika Amalia Finkelstein en disant moins dit tout. Le lecteur ne peut que s’aimanter à des phrases complètes mais aux énoncés inachevés, à des “je te”, “tu me” dont il faut suivre les méandres de ce fleuve qui parfois disparaît pour émerger plus loin. Comme l’oubli. Comme la mémoire. Il convient de suivre cette retenue lourde, si lourde d’une douleur qui ne se dira jamais, de ce bonheur qu’elle convoque en résurgences plus qu’en pures présences. Il faut suivre ces déliés du lié, ces litanies hachées. Contre le grouillement restent des stigmates et une présence. Elle se construit sous nos yeux en une mise en demeure et une mise en péril par rétention mais aussi révélation. Les deux sont nécessaires à la tension de l’écriture.
En naît une rythmique, une résonance : il est question de la vie inconnue et qui ouvre à l’insaisissable, mais afin que quelque chose craque. Dès lors, aux mots presque sans mots, presque défaits, que faudrait-il répondre pour ne pas entraver leur marche lacunaire ? Ils font reculer le silence, lui donnent corps par ce vide qu’ils creusent. Dans ce qui tient de refus au nom de la vie et du mystère. Un mystère qu’il faut laisser tel quel, là où les phrases errent parce que la vie dans ses strates de passé reste inachevée. Elle est là. Face à la jeunesse de l’auteure. Au bord de ses plaisirs. Au bord du gouffre. Car il y a cet appel. D’une voix. D’un murmure. D’une voix qui remonte. Sans attendre le soir. Une voix que l’auteure agite. Celle qui reste à certains égards proche d’une voix d’enfant qui ne peut plus mentir.
jean-paul gavard-perret
Sélection Prix du livre Fondation Prince Pierre
One morte time
L’oubli raconte la mémoire qui hante Alma, celle de la Shoah, un véritable poids qui pèse à la fois dans ses pensées et sur la famille. Alma essaie d’oublier ce poids avec son casque sur ses oreilles, écoutant en boucle « One morte time » des Daft Punk, buvant du coca. Elle ne vit pratiquement que la nuit jusqu’au petit matin, une vie décalée comparé aux autres ; elle essaie de se démarquer de toute la génération qui porte en elle une certaine mémoire historique. Alma nous fait part de ses états d’âmes, de remarques qui donnent énormément à réfléchir…
Ce roman m’a séduit pour plusieurs raisons. Sa taille modeste, moins de 200 pages, ce qui permet une lecture rapide. La structure centrale de l’ouvrage que je pourrais qualifier de « mémoires psychologiques » mélangeant le devoir de mémoire et l’esprit philosophique. Le roman comporte un vocabulaire très accessible. Je juge ce roman particulièrement intéressant car il apporte une touche de jeunesse de par son héroïne (jeune femme, fan de Daft Punk vivant le présent dans les pensées douloureuses de l’épisode de la Shoah qu’a vécu son grand-père). Ce thème de la seconde guerre mondiale est prenant au sens où il renvoie le lecteur à une période sombre de l’Histoire, où l’on découvre que l’espèce humaine a commis un crime odieux, celui de l’extermination systématique du peuple juif en raison d’une idéologie basée sur la discrimination d’une appartenance à une race .
Frederika Amalia Finkelstein offre ainsi dans L’oubli une réflexion basée sur le devoir de mémoire afin, justement et paradoxalement, de ne pas oublier cette histoire, ces millions de morts sacrifiés sur l’autel du nazisme. Cependant, les pensées de l’héroïne sont confuses (mélange de références philosophiques associées à des événements liées à la Shoah) : la répétition de ses pensées est omniprésente au point d’aboutir à un certain moment à une lassitude du lecteur.
Demeure ainsi cette question in fine : quel sens devons-nous donner à ces répétitions successives ? Ont-elles pour but de lasser le lecteur (ce qui paraîtrait fort réducteur et contre-productif) ou l’auteure nous démontre-t-elle, à travers elles, la possibilité pour le lecteur d’ “oublier” à son tour les propos de l’héroïne, à l’instar de ceux qui parviennent à oublier progressivement les horreurs de “la solution finale” ?
florian roppe-castellon, élève de seconde au Lycée Albert Ier de Monaco
Frederika Amalia Finkelstein, L’oubli, Collection L’Arpenteur, Gallimard, 2014, 176 p.