Frederika Amalia Finkelstein, L’oubli - Rentrée 2014/Sélection Prix du livre Fondation Prince Pierre

Tout oublier ou le roman aporique

Les mots de la nar­ra­trice de L’oubli semblent s’effacer et se perdre mais de fait n’appellent que la dérive à leur hori­zon. «Je m’appelle Alma et je n’ai pas connu la guerre. J’ai grandi en écou­tant Daft Punk, en buvant du Coca-Cola et en jouant à des jeux vidéo sur la Plays­ta­tion 2 ». Mais les choses se gâtent : « Un jour, j’ai appris que mon grand-père avait fui la Pologne quelques années avant la Seconde Guerre mon­diale, avant la Shoah. Ce mot m’a long­temps aga­cée : son côté spec­ta­cu­laire ». Peu à peu et au fil de ren­contres (une en par­ti­cu­lier,) une phrase de Primo Levi revient dans l’esprit d’Alma : “N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas” et la nar­ra­trice d’ajouter : »je crois que je veux faire exac­te­ment le contraire. Oublier tout.» C’est là que tout pour­tant com­mence, où tout se découvre dans le presque silence, dans le sus­pens. Certes Alma parle d’abord à peine mais non sans superbe et « inno­cence ». Puis tout se ren­verse : l’oubli lui-même si l’on peut dire se « retient ». Son apo­rie est comme le manque suprême et le suprême aveu. Le texte tient par ce lan­gage qui pro­cède par concré­tion plu­tôt que par déve­lop­pe­ment.
Fre­de­rika Ama­lia Fin­kel­stein en disant moins dit tout. Le lec­teur ne peut que s’aimanter à des phrases com­plètes mais aux énon­cés inache­vés, à des “je te”, “tu me” dont il faut suivre les méandres de ce fleuve qui par­fois dis­pa­raît pour émer­ger plus loin. Comme l’oubli. Comme la mémoire. Il convient de suivre cette rete­nue lourde, si lourde d’une dou­leur qui ne se dira jamais, de ce bon­heur qu’elle convoque en résur­gences plus qu’en pures pré­sences. Il faut suivre ces déliés du lié, ces lita­nies hachées. Contre le grouille­ment res­tent des stig­mates et une pré­sence. Elle se construit sous nos yeux en une mise en demeure et une mise en péril par réten­tion mais aussi révé­la­tion. Les deux sont néces­saires à la ten­sion de l’écriture.

En naît une ryth­mique, une réso­nance : il est ques­tion de la vie incon­nue et qui ouvre à l’insaisissable, mais afin que quelque chose craque. Dès lors, aux mots presque sans mots, presque défaits, que faudrait-il répondre pour ne pas entra­ver leur marche lacu­naire ? Ils font recu­ler le silence, lui donnent corps par ce vide qu’ils creusent. Dans ce qui tient de refus au nom de la vie et du mys­tère. Un mys­tère qu’il faut lais­ser tel quel, là où les phrases errent parce que la vie dans ses strates de passé reste inache­vée. Elle est là. Face à la jeu­nesse de l’auteure. Au bord de ses plai­sirs. Au bord du gouffre. Car il y a cet appel. D’une voix. D’un mur­mure. D’une voix qui remonte. Sans attendre le soir. Une voix que l’auteure agite. Celle qui reste à cer­tains égards proche d’une voix d’enfant qui ne peut plus mentir.

jean-paul gavard-perret

Sélec­tion Prix du livre Fon­da­tion Prince Pierre
One morte time

L’oubli raconte la mémoire qui hante Alma, celle de la Shoah, un véri­table poids qui pèse à la fois dans ses pen­sées et sur la famille. Alma essaie d’oublier ce poids avec son casque sur ses oreilles, écou­tant en boucle « One morte time » des Daft Punk, buvant du coca. Elle ne vit pra­ti­que­ment que la nuit jusqu’au petit matin, une vie déca­lée com­paré aux autres ; elle essaie de se démar­quer de toute la géné­ra­tion qui porte en elle une cer­taine mémoire his­to­rique. Alma nous fait part de ses états d’âmes, de remarques qui donnent énor­mé­ment à réflé­chir…
Ce roman m’a séduit pour plu­sieurs rai­sons. Sa taille modeste, moins de 200 pages, ce qui per­met une lec­ture rapide. La struc­ture cen­trale de l’ouvrage que je pour­rais qua­li­fier de «  mémoires psy­cho­lo­giques » mélan­geant le devoir de mémoire et l’esprit phi­lo­so­phique. Le roman com­porte un voca­bu­laire très acces­sible. Je juge ce roman par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant car il apporte une touche de jeu­nesse de par son héroïne (jeune femme, fan de Daft Punk vivant le pré­sent dans les pen­sées dou­lou­reuses de l’épisode de la Shoah qu’a vécu son grand-père). Ce thème de la seconde guerre mon­diale est pre­nant au sens où il ren­voie le lec­teur à une période sombre de l’Histoire, où l’on découvre que l’espèce humaine a com­mis un crime odieux, celui de l’extermination sys­té­ma­tique du peuple juif en rai­son d’une idéo­lo­gie basée sur la dis­cri­mi­na­tion d’une appar­te­nance à une race .

Frede­rika Ama­lia Fin­kel­stein offre ainsi dans L’oubli une réflexion basée sur le devoir de mémoire afin, jus­te­ment et para­doxa­le­ment,  de ne pas oublier cette his­toire, ces mil­lions de morts sacri­fiés sur l’autel du nazisme. Cepen­dant, les pen­sées de l’héroïne sont confuses (mélange de réfé­rences phi­lo­so­phiques asso­ciées à des évé­ne­ments liées à la Shoah) : la répé­ti­tion de ses pen­sées est omni­pré­sente au point d’aboutir à un cer­tain moment à une las­si­tude du lec­teur.
Demeure ainsi  cette ques­tion in fine : quel sens devons-nous don­ner à ces répé­ti­tions suc­ces­sives ? Ont-elles pour but de las­ser le lec­teur (ce qui paraî­trait fort réduc­teur et contre-productif) ou l’auteure nous démontre-t-elle, à tra­vers elles,  la pos­si­bi­lité pour  le lec­teur d’ “oublier” à son tour  les pro­pos de l’héroïne, à l’instar de ceux qui par­viennent à oublier pro­gres­si­ve­ment les hor­reurs de “la solu­tion finale” ?

flo­rian roppe-castellon, élève de  seconde au Lycée Albert Ier de Monaco

Fre­de­rika Ama­lia Fin­kel­stein, L’oubli, Col­lec­tion L’Arpenteur, Gal­li­mard, 2014, 176 p.

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