Philippe Jaffeux, Alphabet de A à M

Philippe Jaf­feux d’une nou­velle esthé­tique et d’un nou­veau dialogue

Philippe Jaf­feux pro­pose ici pour la pre­mière fois la com­pi­la­tion de son « désastre très langue + très langue + très langue + très langue » qui demeure une des plus grands entre­prise lit­té­raire du temps avec à la fois tous les effa­ce­ments pos­sibles du simple logos pour une autre dignité du verbe. Les mots avancent ou sont en retard par effet d’alphabet. Non seule­ment « l’alfa bée » mais la syn­taxe se démul­ti­plie en cou­pures, comp­tines pour — sous pré­texte de clas­se­ments — désor­ga­ni­ser avec gour­man­dise et goin­fre­rie le monde et ses ordres. Face à la cupi­dité libé­rale, la lit­té­ra­ture offre un retour d’ombre en prou­vant com­bien tout logos peut s’enrayer lorsque les cotes du non-sens montent inopi­né­ment.
Avec ses jeux d’abécédaire dégin­gandé et les 2010 grammes de papier hors limite, Jaf­feux invente la pré­fi­gu­ra­tion du monde échappé dont nulle opé­ra­tion pure­ment intel­lec­tuelle autre que celle-ci ne per­met de décou­vrir le sens. Ici, l’évolution des formes dépend de la lettre qui depuis l’Aleph, découvre une racine méta­phy­sique au monde. Il y aura donc désor­mais un alpha­bet et une somme inat­ten­dus. Par les tech­niques modernes de com­mu­ni­ca­tion, la simple colo­ra­tion d’une lettre peut enlu­mi­ner la révolte du sens. L’écriture s’ouvre donc à une autre domes­ti­ca­tion et liberté. Jaf­feux res­tera un des pre­miers à explo­rer les mythes vir­tuels du temps dans les sosies chao­tiques d’une écri­ture qui joue de l’épais comme du dés­in­carné, du jeu d’impression comme du pure effet de voix.

Une nou­velle éner­gie ali­mente ce qui devient le théâtre d’un nou­velle poé­tique. Jaf­feux la découpe en lames et car­rés pour faire de son alpha­bet une « Terre Sen­ti­nelle » gou­ver­née non seule­ment par de simples sen­ti­ments ou désirs mais par une voix et une décons­truc­tion maté­rielle du texte par ordi­na­teur. La poé­sie touche à la matière même de l’écriture dont le rap­port secret emprunte le moins pos­sibles aux acci­dents du bio­gra­phique. Elle est autant une science de la nature que l’expérimentation du lan­gage qui prend une signi­fi­ca­tion non seule­ment concep­tuelle mais per­cep­tuelle aiguë.
La page devient une table de dis­sec­tion. Les objets (les mots) n’y sont jamais obs­curs et inertes. Le lan­gage agit dans sa gra­phie, ses polices, sa cou­leur ; il joue de ses cha­rades, de ses syn­taxes et séman­tiques, de ses fables et entraîne le sens vers une extase maté­rielle. Loin de l’ordre dis­cur­sif, Jaf­feux offre par une démarche libre la capa­cité d’atteindre la tendre indif­fé­rence du monde. Elle secoue ce der­nier jusqu’à se deman­der qui de lui ou de l’être inventa l’autre. Mais avec l’espoir secret d’assurer l’avenir des deux.

jean-paul gavard-perret

Phi­lippe Jaf­feux, Alpha­bet de A à M, Pas­sage d’Encres / Trace(s), 2014, 350 p. — 30,00 €. 

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