Le Beau devient Joly grâce aux célébrations plastiques de l’artiste suisse. Il donne le jour à des rituels poétiques totalement décalés. Le créateur ne cesse de prendre à revers la représentation du monde et la perception du spectateur. Travaillant sur la conscience imageante ,il montre comment se construit à notre propre insu la lecture du réel et combien la perception est « maîtresse de fausseté ». Plus de pitié pour les taupes que nous sommes !
Une force démystificatrice fonctionne parfaitement dans une profondeur de vue. Luc Joly n’est donc pas de ceux qui soignent notre paresse. Ses images se méritent. Existe en elles une indignation discrète. L’ironie fait le reste. Tout édit de chasteté de l’image est déprogrammé. L’art devient une mine dont il faut suivre la veine essentielle. Elle fait piquer du nez aux repères et prend notre inconscient au dépourvu.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie de réaliser ce que je viens de rêver en me réveillant.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Transposés par un savoir d’adulte, faire une cabane, construire un atelier, faire des caricatures, d’où vient ce miracle ?
A quoi avez-vous renoncé ?
A une merveilleuse vie de famille avec les vieux veillant sur les tout petits, les actifs faisant avancer le bateau et bouillir la marmite. Le “tout” distribué sur un km2 et, évidemment pas confiné dans un clapier.
D’où venez-vous ?
Du sang sarde et espagnol. Des ancêtres savoyards, d’autres jurassiens ; en bref, que des montagnards.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Peu ou pas de jouets (c’était la guerre), alors je dévorais et explorais les catalogues de jouets envoyés (sadiquement?!) à tous ménages : “Comment ça marche? Avec du fil de fer et des bouchons, j’essaie…” Donc, ma dot fut la curiosité et l’audace de l’innocence enfantine de me faire des jouets, plus tard de construire ma maison et encore plus tard de monter un atelier pouvant abriter quelques collègues. Si “dot” signifie héritage d’argent, eh bien, je n’ai reçu, comme mon frère et ma soeur, que des clopinettes, mais une très bonne santé.
Qu’avez vous dû “plaquer” pour votre travail ?
L’idée bourgeoise d’un domicile propre et en ordre, où le cambrioleur devrait s’essuyer les pieds pour rester tolérable.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Faire apparaître sur n’importe quoi (en général du carton) un personnage avec qui je dialogue un moment ; un miracle quotidien.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
J’affirme que chaque humain est créateur (et donc artiste), s’il prend la peine de découvrir ses dons et se bat pour les activer. Cet avis est simple à formuler, mais il suppose que la dignité personnelle en est le moteur. Se réaliser ou s’enrichir ? Ne pas se tromper de but, bien que les deux ensembles soient possibles ! J’espère que tout artiste pense comme moi.
Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpela ?
Quand j’étais collégien: la “Pêche miraculeuse” de Konrad Witz, exposée au Musée d’art et d’histoire de Genève. Puis, vers mes vingt ans, une oeuvre d’Alechinsky dans une collective du Musée d’art moderne de Paris. L’une bien léchée, l’autre vivante.
Et votre première lecture ?
« Quo Vadis » d’Henri Szienkiewicz (pas sûr de l’orthographe). J’avais douze ans et ce roman de Chrétiens se dépatouillant dans les moeurs romaines m’a fasciné parce que tout ne finissait pas bien comme chez Hergé. Je l’ai lu avec la même attention qu’à l’écoute des messages codés de la BBC, en famille, en cachette le soir. En fait, ce fut avec les restrictions et la crainte diffuse d’être bombardé, une fin d’enfance accélérée et une prise de décisions précoce : quel métier choisir ?
Comment pourriez-vous définir votre travail sur la (dé)figuration humaine ?
Des branches des programmes scolaires me plaisaient beaucoup. Le plus simple est de dire que seule la chimie m’était indigeste. Les sciences, les arts et le sport. L’université passée en Lettre et Psychologie et licence d’enseignement aux Beaux-arts, on me donne à choisir entre la responsabilité d’ateliers de peinture, de dessin ou d’orientation. J’ai choisi ce dernier, car là, la matière humaine est encore innocente et juste, sans trop de conditionnements inconscients ou non. La géométrie, la fameuse géométrie descriptive et la Gestalt (les 3/4 de mon enseignement) m’ont beaucoup appris sur ce que j’appelle la “géométrie intérieure”, autrement dit la manière ou le style de chaque personne. Jusque-là rien de nouveau
Mais le rapprochement avec les Demoiselles d’Avignon, peintes (probablement) plus pour ébranler Matisse que par conviction du sens des formes, m’a poussé à tenter de lier le caractère inné des personnes, leurs sensations et leurs sentiments avec leurs projections orales, écrites, peintes ou dessinées. A titre d’exemple évident : un bouddha ou une madone sont traités en courbes évoquant sérénité et protection et on peut écrire des pages sur cette sérénité.
Depuis une trentaine d’années, je peins ou dessine des portraits réels ou virtuels en me laissant aller au-delà de ce que je vois ou imagine, afin de faire agir ma captation mentale. Je suis toujours et encore fasciné alors par la justesse de ce que je fais quasiment inconsciemment. Le wu-wei existe en Chine depuis des millénaires ; je viens d’en entendre parler hier ! Je crois qu’un recensement du sens des formes ferait un dictionnaire basique pour ce que notre temps appelle design.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Bach, Mozart, Chopin, mais aussi le jazz et les musiques du folklore mondial. Toutes ces pièces ont chacune un visage.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
“Le Procès” de Kafka pour discerner où commencent l’absurdité et sa cruauté.
Quel film vous fait pleurer ?
“Les corbeaux” de Buñuel, parce que je ne crois pas à l’irrévocable.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Mon père, auquel l’âge me fait ressembler de plus en plus, ainsi que la chaîne de mes ancêtres inconnus.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A la Présidente de la Confédération suisse, en 2012 je crois, Doris Leuthard, que je trouve magnifique.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Kyoto, où j’ai vécu quelques semaines, seul, peignant et intégré à la population.
Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
Picasso, Goya et Rembrandt
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
La présence et l’affection d’une compagne sensible.
Que défendez-vous ?
La vérité en tout. La liberté n’entravant pas celle d’autrui. Le courage et la patience, indispensables à la vie.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Une phrase malheureuse oubliant que si l’amour est vrai, rien ne lui résiste. Je préfère m’accrocher à cet avis.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?”
L’absurde fait toujours sourire, il fait aussi pleurer. Ionesco fait rire jaune.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Si je suis heureux de vivre. Ici, la réponse est oui!
Présentation et entretien réalisé par jean-paul gavard-perret pour le litteraire.com le 2 et le 4 août 2014