Le Pourrissement, c’est la vie sans histoires car ces dernières sont trop minces pour « romantiser » ou nourrir la vie. Le pourrissement, c’est le délitement d’un couple dans des décors où il n’existe pas de jouissance - fût-elle du paysage. Ce livre est aussi une autobiographique rare et en rien narcissique. Alysse, c’est presque son contraire, c’est l’histoire d’une femme narratrice qui fait le saut du centre supposé de l’être vers sa périphérie où se distingue combien l’être est livré en dépit de sa volonté, de ses représentations et de ses tensions à n’effectuer que des bonds sur place. Mais de fait, seul le mâle semble voué à embrayer sur les mêmes répétitions, les mêmes structures afin — inconsciemment — d’en préserver les invariances.
Au gain supposé le temps fait rempart. Les raidissements renvoient tout gain existentiel à des lettres mortes. La vie étire son vide, un vide sans doute disponible, rassurant puisqu’il est le même chez la plupart de ceux qui restent nos semblables, nos frères de noces ratées et de sang. Pour nos « sœurs », il n’en va pas forcément de même. Alain van Haverbeke rappelle que si chacun ne fait que passer et que ce passage est un acte à somme nulle. La femme en ses formes de vie et ses « réfléchisssements » sort de la pseudo-préservation de la nature dite humaine.
Quant à la vie à deux… Chaque couple a beau mettre le Mont Fuji sur ses éventails, la vie émonde ses projets. Ils se réduisent à des minimums vitaux de diverses engeances. Lire Le pourrissement revient à s’approcher du seuil des dilutions spéculatives : ne s’espère plus la levée d’autres horizons. La phosphorescence mystérieuse où sur les ruines du réel se redessinerait une architecture vitale nourrie de clarté reste une vue de l’esprit. Les spéculations constructives finissent en un labyrinthe suivi d’un désert où la recherche existentielle est à peine remplacée par du bonheur sous code-barre. L’auteur repose à sa manière la question d’un enlisement et d’une défaite. L’être patauge en suivant parfois un rituel incantatoire pour croire combler un vide. Mais il ne cesse de tourner en rond, bouclant sa boucle au sein de stucs grossiers et agressifs où s’inscrivent en lettres de feu et en couleurs criardes le nom des paradis de la consommation.
Face à l’extase supposée de la vie, peu de chose échappe à l’illusion. Et si parfois Van Haverbeke tend le miroir où le visage perdu au-dessus d’une épaule nue se met un temps aux arrêts de l’autre, il rappelle que toute première fois demeure toujours seconde. « Au commencement la répétition » écrivait déjà un autre belge : Henri Michaux. L’autobiographe reprend son sillage et son sillon. D’une de ses mains, il tend son miroir, de l’autre il le fait trembler. L’œil y dénude le masque : dessous il n’y a plus de visage. C’est l’annonce du silence dont toutefois nul corps ne veut porter la preuve tant qu’il demeure vivant.
C’est pourquoi chez Alain van Haverbeke le désir fait encore le visage. L’auteur souligne que sans le désir l’être reste son propre prisonnier. Il transforme ses rêves en nausée. Toutefois, surgit surtout au fil de ce long texte l’autre en soi que nul ne cherche à reconnaître sous prétexte qu’il ne s’agit peut-être pas du « bon ». Si bien que tout être se prend pour un autre « autre » avant d’oser le regard sur cet ignoré en soi. Ce quidam garde le dernier mot de notre trace, notre énigme et notre latence. Haverbeke nous force à le voir : plus question de sacrifier la vue d’ensemble par celle des détails. Il existe en effet dans Le pourrissement non les pierres mais le mur. Celui des fusillés du quotidien, des morts par contumace. Lui tourner le dos reviendrait à l’affronter : n’étant pas Alysse, en sommes-nous encore capables ?
jean-paul gavard-perret
Alain van Haverbeke,
- Le pourrissement
- Alysse
L’Arsenal Editions , Bruxelles, 2014.