Michel Chaillou, 1945

Un récit où auto­bio­gra­phie et auto­fic­tion se confondent en une même entité… que Fré­dé­ric a déjà pres­te­ment embal­lée !

A la pour­suite d’Eva-s’en-va

Derrière l’écran péremp­toire de ce titre laco­nique ce sont, curieu­se­ment, d’autres années qui émergent bien plus que celle-là — mais c’est déjà comme un exor­cisme réussi que cette date trou noir puisse être ainsi nom­mée… Si elle signa la libé­ra­tion de la France elle des­sina aussi le comble du désar­roi pour le jeune Michel alors âgé de quinze ans : sa mère fut empri­son­née pour intel­li­gence avec l’ennemi, payant ainsi le prix d’une cha­leur pro­vi­soire trou­vée quelque temps dans des bras alle­mands. Une mère qui d’ailleurs n’est guère “maman”, plu­tôt “Éva” — très jeune sur­tout, et belle — et dont la per­sonne tout entière est énigme aux yeux de son fils. Un fils au père fuyant qui ne sait pas être père et qui indif­fère à son beau-père, un fils dont seuls les grands-parents pater­nels semblent se tenir bien debout dans leur rôle d’aïeux. Com­ment retrou­ver quelque soli­dité dans tout cela ? Com­ment affron­ter, ainsi flot­tant, les bour­rasques de l’histoire ? A coups de livres, de rêve­rie, et d’alter ego inventés…

Ce récit s’annonce d’abord comme une ten­ta­tive de per­cer le mys­tère mater­nel. Puis au gré des évo­ca­tions c’est une inter­ro­ga­tion poi­gnante sur les fon­de­ments de son être qui émerge sous la plume de Michel Chaillou… Le pro­blème avec ma mémoire c’est que j’y déam­bule sou­vent à l’aveugle, écrit-il. Et son récit est à l’avenant : il suit un rythme étrange de temps mêlés — passé, pré­sent, futurs simple et anté­rieur — qui répond à ce flou ; sur­viennent aussi à répé­ti­tion anti­ci­pa­tions pré­ma­tu­rées rete­nues sitôt lan­cées, retours plus loin en arrière encore que cette ado­les­cence nar­rée… mais en termes de temps gram­ma­ti­caux, c’est le pré­sent sou­vent qui pré­vaut, jetant ainsi l’immédiateté d’une résur­gence entre éter­nité et fugacité.

L’auteur se sou­vient par mor­ceaux, et encore par mor­ceaux incer­tains, liés par des peut-être, des je crois ou autres “il me semble”, et foul­ti­tude de points d’interrogations. Étrange chasse aux sou­ve­nirs en vérité, menée comme au jugé à tra­vers des brumes défor­mantes, d’où sur­gissent des images qui ne se peuvent appré­hen­der que par la grâce d’une méta­pho­ri­sa­tion quasi constante : des chaises à bouche ouverte, un après-midi qui s’assoit à la table du nar­ra­teur — un monde aussi où heures et phrases ont des cou­leurs, les dis­cours des mains douces, où les mots peuvent être d’acier ou, pleins de dou­ceurs, de mie !… Une écri­ture sans cesse méta­pho­rique donc, comme si se sai­sir a pos­te­riori d’un sen­ti­ment, d’une sen­sa­tion, res­tait une entre­prise de haute vol­tige réa­li­sable à la seule condi­tion de nouer les mots au réel par des nœuds jamais — ou si peu sou­vent — ser­rés encore. L’auteur d’ailleurs doute lui-même de cet idio­lecte qu’il déve­loppe au fil des pages : il se reprend, inter­cale çà et là des je veux dire comme pour rat­tra­per au vol telle expres­sion, telle image qu’il juge­rait trop per­son­nelle pour être com­prise hors de son propre enten­de­ment. Et l’on en vient à se deman­der si ce texte est encore un récit, qui semble se cher­cher bras ten­dus devant, tâtonnant…

Parfois les mots semblent avoir glissé hors des phrases, les lais­sant, ellip­tiques, avan­cer à vue. Puis des jux­ta­po­si­tions s’emballent. Et les ques­tions fleu­rissent, iso­lées ou en vastes pro­ces­sions. Un texte à la trame acci­den­tée, image de cette chro­no­lo­gie trouée enfan­tée par une mémoire flouée : c’est un tissu trans­pa­rent à pliures, à déchi­rures inter­mit­tentes, recons­ti­tué avec ses bles­sures. Mais est-ce le réel qui se fait la malle chassé par une mémoire oublieuse, ou bien plu­tôt un indi­cible refoulé tou­jours là qui ne se peut cir­con­ve­nir que par approches mas­quées — à pas de loup der­rière les méta­phores et les bou­le­ver­se­ments syn­taxiques qui mettent à dis­tance res­pec­table les pro­noms rela­tifs et leurs anté­cé­dents ? Ainsi, maintes fois dites comme en rond, l’énigme d’Eva pen­dant l’Occupation, les bribes de généa­lo­gie, les oublis de dates et de lieux, le père fuyant et l’aïeule avi­née… ne semblent pour­tant pas acqué­rir davan­tage de consis­tance au fil du texte. Mais ne s’entendent pas non plus comme des redites — l’écriture est telle que ce sont à chaque fois de nou­veaux poèmes. Et si ce grand-père gitan qui en était jus­te­ment un [poème] écrit par la poudre des che­mins… les poèmes qui peuplent 1945 sont tra­cés par des éva­nes­cences croi­sées d’une langue choyée.

Michel Chaillou nous offre un récit qui, à l’instar de quelques-uns de ses proches a chaussé des semelles de vent, s’échappant sans cesse — un récit qui par une ques­tion, comme sur la pointe des pieds, se tait sans s’achever. On jet­te­rait vite l’éponge à suivre à la trace par­tie ces sou­ve­nirs qui se dérobent s’il n’y avait cette fête des mots détour­nés de leur usage cou­rant, repris, un peu gau­chis, dans des phrases aux­quelles ils donnent une tex­ture à la poé­sie sin­gu­lière et qui fait aux yeux des lec­teurs un plai­sir inédit.

isa­belle roche

   
 

Michel Chaillou, 1945, Seuil “fic­tion & Cie”, 2004, 272 p. — 19,50 €.

 

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