Patrick Laupin, Ravins

Lettre à Patrick Lau­pin à pro­pos de Ravins

Quand un évé­ne­ment nous fixe à l’histoire, nous navi­guons d’avant en arrière, pris désor­mais dans son fil. La grande affaire consiste alors à reve­nir à un soi qui se révèle être un second enfer­me­ment, cette fois dans l’incertitude : on voit tout mais on se dit qu’il n’y a rien, écrivez-vous. L’origine n’est qu’un hori­zon, qui avance quand on recule, dans l’effet du miroir qu’est le moi tant attendu, tant couru… Nous voici pris dans une boîte infer­nale où tour­ner en rond : le rêve de soi. J’aimerais vous en extraire – comme si on pou­vait faire accou­cher un autre de sa naissance !

L’arbre vrai opé­rant le contraire du généa­lo­gique, lequel ne fait que des­cendre, sup­po­sant une dégé­né­res­cence, le des­cen­dant étant condamné à décli­ner, depuis l’originel ascen­dant jusqu’à lui, qui donc périclite ;

et encore choisit-on une branche au détri­ment des autres, on élague fameu­se­ment, on ostra­cise afin de ne rete­nir que les figures illustres propres à la construc­tion du roman fami­lial, reniant l’efflorescence de l’arbre mul­tiple des ori­gines : d’abord deux parents, puis quatre grands parents, huit deuxièmes aïeuls, seize troi­sièmes aïeuls, puis trente deux, soixante quatre ; en six géné­ra­tions, soit met­tons un siècle et demi, une foule dis­pa­rate d’ascendants telle que, paraît-il, il serait dif­fi­cile de trou­ver un fran­çais qui n’ait pas, du fait des voyages, des croi­se­ments divers, des folies de jeu­nesse comme des mariages dotés, une goutte de sang noir.

Seul l’inceste pré­serve la pureté d’une race.

L’origine est un mythe, celui d’une clô­ture. Un mal iden­ti­taire qui nous empêche de pen­ser le monde, qui n’eut pas de début et n’aura pas de fin. Pas de big bang, mais une simple varia­tion du même, de figure en figure : le balan­ce­ment des branches, sous le vent, invi­sible ; l’immobilité si dense d’une pierre…

Mais sans doute, par­fois, des morts n’en finissent pas de mou­rir, ils nous tirent.

*

Ces mots de Michèle Mon­tre­lay, dans La por­tée de l’ombre, tom­bant au moment de cette écri­ture (et l’on pour­rait croire au dieu hasard !)  : « C’est là, dans les tout-débuts et même avant nous, que gîte, se terre ce qui obs­true la source, ce qui fait que notre vie, sa pous­sée (enten­dons la pous­sée de la pul­sion), au lieu de nous être don­née par nos géni­teurs, fut rap­tée par leur angoisse, leurs dou­leurs, leurs condi­tions de mort-vivants ».

Com­ment ai-je fait pour échap­per à ce tra­que­nard ? En par­tie seule­ment, et non sans y lais­ser une patte, comme font paraît-il les belettes sur les­quelles la mâchoire du piège s’est refer­mée. Elles rongent le membre pri­son­nier, pré­fé­rant se muti­ler plu­tôt que d’y pas­ser en entier. Il y a quelque chose dans l’enfant qui lui est propre et veut la vie. Au regard de quoi les parents sont un fond de pay­sage, rien de plus : des oppor­tu­ni­tés. Ce dur désir de vie est à soi, de soi. Impartageable.

L’origine obs­true la source.

*

Comment, au détour d’un long che­min de parole, une simple pousse verte sou­lève le macadam.

Il faut cas­ser les miroirs. Par­ler jusqu’à plus soif, jusqu’à la cécité. Écrire consiste alors à épui­ser le langage.

Je marche, je com­prends, je sens. Mar­cher consiste à déployer ce qui monte. Non pas à mettre un pied devant l’autre dans une répé­ti­tion idiote. Cela part du nœud, au car­re­four du bas­sin juste au-dessus du sacrum, le naja lové dans les lombes se déplie jusqu’à la nuque, son balan­ce­ment léger donne à mar­cher, les jambes suivent : la marche est inté­rieure et peut durer infi­ni­ment, car ce flux d’énergie n’a pas de fin, le rythme en est le dessin.

*

Il suf­fit de regar­der, vrai­ment regar­der un arbre pour com­prendre. La sève irré­pres­sible, comme une eau de source. En deçà de toute forme, de toute iden­tité, cette force liquide, cette turgescence.

Une force de vie que je fais qui me fait. Loin de toute his­toire, être le noyau du monde, comme son fétu.

La sève élève le tronc, les branches, puis les feuilles, jusqu’à la fleur. Sor­tie des miroirs de l’histoire, dépliée, l’écriture serait une fleur de la matière, son der­nier bour­geon­ne­ment ; le redou­ble­ment de son flux, car le pré­sent ne suf­fit pas (on ne fait qu’y bai­gner en toute inno­cence, comme dans un amnios), il faut le re-présent.

*

Soudain j’ai senti dans mon corps ce qu’il fal­lait perdre. À l’appel de la voix, vous vous deman­dez qui par­lait, depuis la nuit du temps ; qui invite au désêtre, demande un retour­ne­ment de soi où dis­pa­raître, comme jouir au néant. Une voix qui parle en soi hors de soi.

Une voix du som­meil, quand, déli­vrés par l’instinct de mort, nous retour­nons hors du monde dans la paix du monde. Qu’est-ce qu’un corps en som­meil ? Une proie, mais impos­sible car elle ignore ce qu’on lui fait. Alors viennent les voix, dans les songes. Un mys­tère que l’on prend pour un secret, ainsi com­mence le roman.

Pour­quoi faudrait-il être éveillé ? J’aimerais dor­mir comme un fauve, je m’y exerce. Tant d’heures yeux clos, on craint d’y dis­si­per sa vie ; puis les dix secondes de tigre de Michaux ; et à nou­veau dans les limbes : pas som­meil, exac­te­ment, entre nuit et jour une zone incer­taine où planer.

*

Une chose appelle et sup­plie qu’on la sauve. […] Des mots il y en a trop, il faut qu’on les taise.

Oublier le vieil amour. Il fau­drait tuer celui qui n’en finit pas de mourir.

*

I faut repas­ser au tra­vers en tirant les fils… à moins que ce soit une ruse où, fei­gnant de recher­cher l’impossible libé­ra­tion, dans le savant mal­heur on jouisse de répé­ter la dou­leur, de cares­ser sa racine. Alors le plai­sir est une délec­table souf­france, dans l’attachement on se sent inca­pable de déci­der. On est dans l’indémêlable.

Dans le vide et le rien on est revenu. Il serait bon de survenir.

*

Se reprendre en main, reve­nir à soi ? Non, se déprendre – mais sans être repris par celui qui « meurt au-dedans ».


Mathias Lair

Patrick Lau­pin, Ravins, éd. La rumeur libre, 2013, 224 p. — 20,00 €.

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