Il est question de guerres, dans Les Géorgiques — titre qui, se référant à Virgile, nous évoque Orphée
Consacré par la critique, minutieusement étudié par les universitaires, couronné par un prix Nobel de littérature en 1985, vaguement rattaché au Nouveau Roman, Claude Simon est-il lu aujourd’hui ? Comment aborder son œuvre dont la lecture ne peut que marquer durablement celui qui s’y aventure ? On le dit illisible, intraduisible — alors que ses romans sont tous traduits en plusieurs langues — et même inabordable. Pourtant, sa matière romanesque est avant tout pétrie d’Histoire, celle de France et plus généralement celle d’Europe, à la base de laquelle se trouve la Révolution de 1789 et son ricochet de guerres. Car c’est bien de guerres dont il s’agit dans Les Géorgiques : guerres révolutionnaires, guerres napoléoniennes, guerre d’Espagne et Seconde Guerre mondiale. Si le titre se réfère explicitement à Virgile, n’est-ce pas pour nous renvoyer à Orphée qui, apparaissant pour la première fois sous la plume de Virgile, est à l’origine de la terre infertile et du malheur de l’apiculteur Aristée ? Étrange miroir-repoussoir que la figure orphique qui, par son destin, nous inciterait à ne jamais nous retourner en arrière… On en oublierait presque que la perte d’Eurydice inspire au musicien les chants les plus beaux et que ceux-ci ont le pouvoir de faire chanter les choses mortes et de ranimer la matière inerte. Le corps dépecé d’Orphée, sous la plume de Claude Simon, deviendrait alors cette masse explosée de fragments de texte patiemment réordonnés par l’utilisation du montage.
En effet, dans Les Géorgiques plusieurs récits s’enchevêtrent, mêlant la grande Histoire à l’histoire familiale : LSM, ancien général servant la Révolution puis Napoléon, n’est autre que l’ancêtre de l’auteur. Grâce aux archives du général, Claude Simon reconstitue la vie de cette figure imposante qui, en votant la mort de Louis XVI, renia ses origines puis qui parcourut l’Europe sa vie durant tout en administrant sa propriété à distance. En 1940, Claude Simon, mobilisé dans un régiment de cavalerie, subit la débâcle lors de la terrible défaite de l’armée française dans la Meuse, là même où quelque 150 ans plus tôt, les troupes républicaines avaient repoussé l’ennemi. “Il faut donc vaincre”, répondait le Général en 1793 à ceux qui pensaient qu’il n’y avait pas d’issue possible. “Et où irez-vous ?” chante le ténor de l’Orphée de Glück dont la voix, captée par l’émetteur radio, grésille jusqu’aux oreilles du Cavalier-Simon.
A ces deux récits s’en mêle un troisième, celui d’O, en réalité George Orwell, témoin oculaire des conflits entre communistes et anarchistes dans le Barcelone de 1936. Claude Simon, avec une ironie sans appel, se livre à une réécriture d’Hommage à la Catalogne qu’Orwell a publié peu de temps après son retour en Angleterre : le pauvre Orwell y est stigmatisé dans sa volonté de replacer à tout prix les événements historiques dans un rapport de causalité. Comment interpréter ce règlement de comptes ? En 1985, lors de la remise du Prix Nobel, Claude Simon affirme :
Comme on voit, je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression. D’ailleurs, si m’avait été révélée quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie.
La place que Simon assigne à l’Histoire oscille entre la vision métaphysique des Anciens qui annihile toute prise de l’homme sur son destin — faisant de la guerre le cloaque vers lequel l’Histoire a régressé (d’où l’omniprésence d’un motif tellurique dans Les Géorgiques à travers les travaux agricoles, la boue dans laquelle les soldats pataugent, ou la décomposition des corps) — et la vision éthique des Modernes, puisqu’il n’existe aucune transcendance qui justifierait la passivité de l’homme.
Le montage spatiotemporel, par un processus répétitif de multilinéarité et discontinuité du récit, de pluralité des voix et d’hétérogénéité des sources, est alors découpage : par le chaos textuel, le roman aboutit à une poétique et la thématique est rendue palpable par le parti pris esthétique. Mais le montage est aussi principe d’ordre : créant sa propre temporalité et sa propre mémoire (c’est d’autant plus troublant que Les Géorgiques se présente comme un montage-assemblage des autres romans de Claude Simon), renonçant aux actions — toujours problématiques — et donnant la priorité à la matière inerte, il tisse des liens entre l’écriture de la guerre et l’écriture tout court jusqu’à ce que toutes deux se rejoignent enfin dans la matérialité de l’acte d’écrire grâce aux mots qui possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars (Claude Simon, préface d’Orion aveugle).
sarah cillaire
Claude Simon, Les Géorgiques, Éditions de Minuit, 1981, 477 p. — 22,00 €. |
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