Les lettres de Beckett sont publiées en dépit des souhaits (partiels) de leur auteur. L’auteur s’était d’abord opposé à leur publication posthume, avant de mettre un peu d’eau dans son vin. Il avait fait savoir à Jérôme Lindon son éditeur, ami et exécuteur testamentaire, qu’il accepterait la publication des lettres qui concernent uniquement son œuvre. Mais la marge est mince entre la vie et l’œuvre : si bien que le débat peut rester ouvert… Néanmoins on ne trouvera pas dans les prochains volumes celles qui concernent Suzanne Déchevaux-Dumesnil qui lui sauva la vie et de bien des embûches, permit son édition chez Minuit et qu’il finit par épouser mais avec laquelle il ne communiqua plus dans leur appartement commun que par téléphone… Seront absentes aussi les lettres concernant son rôle dans la résistance pour une raison simple : elles ont disparu.
Mais qu’importe. Les lettres conservées permettent une extraordinaire plongée dans l’œuvre et la vie de Beckett. C’est un régal absolu. L’auteur y est tel qu’en lui-même en s’offrant dans la plus totale intimité largement (trop peut-être) encadrée par un apparat critique qui — s’il peut servir les spécialistes — ne se justifie pas toujours aussi pleinement. L’écriture de Beckett mériterait une respiration plus libre afin que l’auteur jaillisse tel qu’il est dans sa sobriété, son écriture où le corps, ses douleurs et son autodérision font partie du vade-mecum. Dès lors, même le grivois prend un sens particulier puisque l’auteur se moque de son propre séant. A Mac Greevy il avoue « L’anus va mieux » mais avant d’ajouter ce qui n’est pas une anecdote : « ce foutu vieux prurit va toujours aussi mal qu’avant. A part ça, je vais aussi bien que d’habitude. » Chaque fois qu’il retourne en Irlande retrouver celle (comme le dit un de ses héros) « qui fit tout pour ne pas m’avoir, tout sauf évidement le nécessaire », le prurit s’aggrave et finira par conduire (en vain) Beckett sur le divan du célèbre psychanalyste anglais Bion.
On ne sait encore si l’ensemble des lettres seront un jour publié. Le corpus est en effet immense. Beckett utilisait le premier papier venu pour le compléter : pages déchirées de carnets, dos d’invitation… Après le choix des 2500 lettres de l’édition originale de la Cambridge University Press en 4 tomes, Gallimard en publie 5000. Le talent de Beckett y est aussi percutant que dans ses œuvres. S’y découvre non seulement l’écrivain mais l’homme généreux, cultivé, toujours attentif aux autres et d’une drôlerie comparable à celle dont il fait preuve dans ses chefs d’œuvres.
A qui ne connaîtrait pas encore l’auteur, il ne faudrait pas commencer par cet ensemble connexe. Néanmoins, pour qui aime Beckett, de telles lettres se défendent toutes seules. Cette première partie de correspondance (1929–1940) mêle anglais, français, allemand et parfois italien, latin et grecque. Le tome dit toutes les difficultés d’un écrivain en devenir qui n’arrive pas à faire publier Murphy (son premier roman) et semble prêt à renoncer au métier d’écrivain : « Je ne me sens pas de passer ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Je ne sais même pas d’ailleurs si j’ai envie de les écrire. » Il fait même un appel de candidature à Eisenstein pour aller à Moscou dans son école de cinéma…
Ecrites le plus souvent à la main, certaines lettres sont parfois tapées à la Remington lorsque le sujet ou le destinataire mérite une attention particulière. Mais toutes peuvent se résumer par une phrase de son “Proust” : « La pulsion artistique ne va pas dans le sens d’une expansion mais d’une contraction. L’art est l’apothéose de la solitude”. Ces lettres le soulignent en filigrane. En dépit de nombreuses amitiés parfois amoureuses, la solitude reste toujours sous-jacente. Mais si dans son œuvre Beckett ne va avoir de cesse de répéter la même histoire ou sa jumelle (comme il l’avoue par la voix d’un de ses héros :“je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire. J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Âmes vives vous verrez que cela se ressemble”), ses lettres même dans leur économie lapidaire témoignent d’une attention aux autres et d’une autodérision à son égard.
La fantaisie rejoint le sérieux jusqu’à percuter parfois des lieux d’écart et de silence dans ce qu’il nomme un “travail de transbordement”. Celui-ci ramène à une lettre capitale de 1937 écrite en allemand où l’auteur exprime son insatisfaction à l’égard de la langue : “Écrire en anglais conventionnel devient pour moi de plus en plus difficile. Cela me paraît même absurde. Et de plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer afin d’atteindre les choses (ou le néant) qui se trouvent au-delà. Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un seul coup, il ne faut rien négliger de ce qui peut contribuer à le discréditer. Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est caché derrière, que ce soit quelque chose ou rien “. Et l’auteur d’ajouter : “Y aurait-il dans la nature vicieuse (viciée) du mot une sainteté paralysante que l’on ne trouve pas dans le langage des autres arts? “. C’est parce qu’il n’existe pas de raison valable à ce déchirement dans ce le voile de la langue que Beckett ne cesse de s’y atteler, dans son œuvre bien sûr, mais aussi dans toutes ses lettres qui le ramènent à des amis de toujours comme à de simples connaissances ou à des anonymes sans que le ton change en fonction de l’importance de ses correspondants.
jean-paul gavard-perret
Samuel Beckett, Lettres, 1929–1940, Trad. de l’anglais (Irlande) par André Topia. Édition de George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, Gallimard, 2014, 800 p. - 55,00 €.