Samuel Beckett, Lettres, 1929–1940

Beckett tel qu’en lui-même

Les lettres de Beckett sont publiées en dépit des sou­haits (par­tiels) de leur auteur. L’auteur s’était d’abord opposé à leur publi­ca­tion post­hume, avant de mettre un peu d’eau dans son vin. Il avait fait savoir à Jérôme Lin­don son édi­teur, ami et exé­cu­teur tes­ta­men­taire, qu’il accep­te­rait la publi­ca­tion des lettres qui concernent uni­que­ment son œuvre. Mais la marge est mince entre la vie et l’œuvre : si bien que le débat peut res­ter ouvert… Néan­moins on ne trou­vera pas dans les pro­chains volumes celles qui concernent Suzanne Déchevaux-Dumesnil qui lui sauva la vie et de bien des embûches, per­mit son édi­tion chez Minuit et qu’il finit par épou­ser mais avec laquelle il ne com­mu­ni­qua plus dans leur appar­te­ment com­mun que par télé­phone… Seront absentes aussi les lettres concer­nant son rôle dans la résis­tance pour une rai­son simple : elles ont dis­paru.
Mais qu’importe. Les lettres conser­vées per­mettent une extra­or­di­naire plon­gée dans l’œuvre et la vie de Beckett. C’est un régal absolu. L’auteur y est tel qu’en lui-même en s’offrant dans la plus totale inti­mité lar­ge­ment (trop peut-être) enca­drée par un appa­rat cri­tique qui — s’il peut ser­vir les spé­cia­listes — ne se jus­ti­fie pas tou­jours aussi plei­ne­ment. L’écriture de Beckett méri­te­rait une res­pi­ra­tion plus libre afin que l’auteur jaillisse tel qu’il est dans sa sobriété, son écri­ture où le corps, ses dou­leurs et son auto­dé­ri­sion font par­tie du vade-mecum. Dès lors, même  le gri­vois prend un sens par­ti­cu­lier puisque l’auteur se moque de son propre séant. A Mac Greevy il avoue « L’anus va mieux » mais avant d’ajouter ce qui n’est pas une anec­dote : « ce foutu vieux pru­rit va tou­jours aussi mal qu’avant. A part ça, je vais aussi bien que d’habitude. »  Chaque fois qu’il retourne en Irlande retrou­ver celle (comme le dit un de ses héros) « qui fit tout pour ne pas m’avoir, tout sauf évi­de­ment le néces­saire », le pru­rit s’aggrave et finira par conduire (en vain) Beckett sur le divan du célèbre psy­cha­na­lyste anglais Bion.

On ne sait encore si l’ensemble des lettres seront un jour publié. Le cor­pus est en effet immense. Beckett uti­li­sait le pre­mier papier venu pour le com­plé­ter  : pages déchi­rées de car­nets, dos d’invitation… Après  le choix des 2500 lettres de l’édition ori­gi­nale de la Cam­bridge Uni­ver­sity Press en 4 tomes, Gal­li­mard en publie 5000. Le talent de Beckett y est aussi per­cu­tant que dans ses œuvres. S’y découvre non seule­ment l’écrivain mais l’homme géné­reux, cultivé, tou­jours atten­tif aux autres et d’une drô­le­rie com­pa­rable à celle dont il fait preuve dans ses chefs d’œuvres.
A qui ne connaî­trait pas encore l’auteur, il ne fau­drait pas com­men­cer par cet ensemble connexe. Néan­moins, pour qui aime Beckett, de telles lettres se défendent toutes seules. Cette pre­mière par­tie de cor­res­pon­dance (1929–1940) mêle anglais, fran­çais, alle­mand et par­fois ita­lien, latin et grecque. Le tome dit toutes les dif­fi­cul­tés d’un écri­vain en deve­nir qui n’arrive pas à faire publier Mur­phy (son pre­mier roman) et semble prêt à renon­cer au métier d’écrivain : « Je ne me sens pas de pas­ser ma vie à écrire des livres que per­sonne ne lira. Je ne sais même pas d’ailleurs si j’ai envie de les écrire. » Il fait même un appel de can­di­da­ture à Eisen­stein pour aller à Mos­cou dans son école de cinéma…

Ecrites le plus sou­vent à la main, cer­taines lettres sont par­fois tapées à la Reming­ton lorsque le sujet ou le des­ti­na­taire mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. Mais toutes peuvent se résu­mer par une phrase de son “Proust” : « La pul­sion artis­tique ne va pas dans le sens d’une expan­sion mais d’une contrac­tion. L’art est l’apothéose de la soli­tude”. Ces lettres le sou­lignent en fili­grane. En dépit de nom­breuses ami­tiés par­fois amou­reuses, la soli­tude reste tou­jours sous-jacente. Mais si dans son œuvre Beckett ne va avoir de cesse de répé­ter la même his­toire ou sa jumelle (comme il l’avoue par la voix d’un de ses héros :“je ne sais pas pour­quoi j’ai raconté cette his­toire. J’aurais pu tout aussi bien en racon­ter une autre. Âmes vives vous ver­rez que cela se res­semble”), ses lettres même dans leur éco­no­mie lapi­daire témoignent d’une atten­tion aux autres et d’une auto­dé­ri­sion à son égard.
La fan­tai­sie rejoint le sérieux jusqu’à per­cu­ter par­fois des lieux d’écart et de silence dans ce qu’il nomme un “tra­vail de trans­bor­de­ment”. Celui-ci ramène à une lettre capi­tale de 1937 écrite en alle­mand où l’auteur exprime son insa­tis­fac­tion à l’égard de la langue : “Écrire en anglais conven­tion­nel devient pour moi de plus en plus dif­fi­cile. Cela me paraît même absurde. Et de plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchi­rer afin d’atteindre les choses (ou le néant) qui se trouvent au-delà. Étant donné que nous ne pou­vons éli­mi­ner le lan­gage d’un seul coup, il ne faut rien négli­ger de ce qui peut contri­buer à le dis­cré­di­ter. Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est caché der­rière, que ce soit quelque chose ou rien “. Et l’auteur d’ajouter : “Y aurait-il dans la nature vicieuse (viciée) du mot une sain­teté para­ly­sante que l’on ne trouve pas dans le lan­gage des autres arts? “. C’est parce qu’il n’existe pas de rai­son valable à ce déchi­re­ment dans ce le voile de la langue que Beckett ne cesse de s’y atte­ler, dans son œuvre bien sûr, mais aussi dans toutes ses lettres qui le ramènent à des amis de tou­jours comme à de simples connais­sances ou à des ano­nymes sans que le ton change en fonc­tion de l’importance de ses correspondants.

jean-paul gavard-perret

Samuel Beckett, Lettres, 1929–1940, Trad. de l’anglais (Irlande) par André Topia. Édi­tion de George Craig, Mar­tha Dow Feh­sen­feld, Dan Gunn et Lois More Over­beck, Gal­li­mard, 2014, 800 p. - 55,00 €.

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