Peter Bichsel, Chérubin Hammer et Chérubin Hammer

La nef des fous

Peter Bich­sel est le « des­cen­dant » des Max Frisch (dont il fut l’ami) et Frie­drich Dur­ren­matt. Il en assure la filia­tion poli­tique, cultu­relle. Son humour froid et rebelle reste tou­jours aussi pro­fond dans son der­nier roman au titre énig­ma­tique et que l’auteur résume ainsi : « cette his­toire n’est pas celle de Ché­ru­bin Ham­mer. Ché­ru­bin Ham­mer, c’était quelqu’un d’autre, mais quelqu’un d’assez digne pour lais­ser le héros dis­cret de cette his­toire dis­po­ser de son nom ».
Se reven­di­quant res­pon­sable, par voie de consé­quence le roman­cier suisse affirme : « Je ne suis pas un grand écri­vain. Je ne suis pas assez fou. Les grands écri­vains ne sont pas res­pon­sables.». Il se trompe cer­tai­ne­ment sur ce der­nier point car il reste un auteur majeur. Dès 1964, il publia une série de courts textes au titre inter­mi­nable (« Madame Blum aime­rait bien faire la connais­sance du lai­tier, mais elle se contente de lui lais­ser de petits billets ») et demeure le nar­ra­teur des vies quel­conques mises en scène et en mots avec un haut niveau de nar­ra­tion corus­cante. Celle-ci déroge à la jauge com­mune des romans dont il est d’usage de par­ler.
L’auteur aurait bien voulu remer­cier le héros du sien (même si cela pou­vait l’irriter) mais il ne savait auquel des deux Che­ru­bin il aurait fal­lut s’adresser sans évi­ter un écart de bien­séance. D’autant que « ni l’un ni l’autre n’étaient faciles à vivre » et ce qui n’arrange rien « ils étaient convain­cus d’être uniques ». L’histoire racon­tée n’est donc pas celle de Ché­ru­bin Ham­mer, mais affir­mer le contraire serait tout aussi fal­la­cieux. L’histoire tremble entre deux eaux, entre deux êtres qui y baignent de gré ou de force.

Livrés au tact absolu, à la caresse qui consiste à tou­cher sans tou­cher, les per­son­nages sont ren­dus inac­ces­sibles car abso­lu­ment soli­taires, insu­laires. Ils inventent autant qu’ils reçoivent leur sin­gu­la­rité d’une ins­tance de répé­ti­tion ou plu­tôt de varia­tion. Elle par­court ce roman comme toute l’œuvre de Bich­sel et ses “bains” de révé­la­tion. L’ironie joue la fic­tion contre la vérité, la vérité contre la fic­tion jusque dans les endroits où les bou­tons d’or se « confé­tisent ». Le roman­cier y pro­mène ses homo­nymes à sa main, en une œuvre qui n’est plus écrite par un Nar­cisse caté­go­rique mais selon une ver­sion mas­cu­line de la sublime Echo. La grande his­toire de la fic­tion revoit le jour bles­sée et vul­né­rable. Le texte s’engrosse comme la car­gai­son d’un navire tou­jours en par­tance afin que le lec­teur s’abandonne à une atten­tion flot­tante là où l’écriture conjugue l’actif et le pas­sif, les traces et les semences de deux êtres énig­ma­tiques. Ils tanguent dans un livre qui res­semble à la nef des fous.

jean-paul gavard-perret

Peter Bich­sel, Ché­ru­bin Ham­mer et Ché­ru­bin Ham­mer , Héros Limite, Genève, 2013, 112 p. - 10,00 €.

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