Hongdou vient de mourir. Son meilleur ami évoque ce que fut la vie du défunt, marquée très tôt du sceau de la disharmonie
Petites fenêtres ouvertes
De la barbe à papa un jour de pluie est de ces textes dont il est malaisé de parler tant leur lecture plonge dans un état indéfinissable, proche de la contemplation méditative. Non que la “chose racontée” — il s’agit bien d’un récit, au sens le plus commun du terme — soit extra-ordinaire, ou bien d’ordre religieux, ni même qu’elle soit narrée de telle manière qu’elle batte en brèche toute tentative d’en rendre compte par écrit. Mais il y a dans l’agencement de ces phrases simples, dans leur rythme, dans la juxtaposition des mots et les rapports de contiguïté qui s’établissent entre eux comme des interstices, des blancs et des ponts sous-jacents qui envoûtent. Encore faut-il, bien évidemment, garder à l’esprit que l’on commente, ici, une traduction, un “rendu” opéré par l’usage de la langue et de la syntaxe françaises ; à moins, donc, d’être sinophone, et d’avoir entre les mains le texte original, le lecteur n’a aucun moyen de mesurer l’écart qui sépare ce que cette traduction offre à lire du texte chinois. Mais ces interstices perceptibles à tout instant attestent à n’en pas douter que la traductrice s’est efforcée de puiser dans le français, explicite par nature, toutes les ressources possibles pour ne pas écraser les subtilités de la langue chinoise, réputée suggérer plutôt que dire.
Un narrateur, s’exprimant à la première personne, évoque la mort de son ami Hongdou, survenue un trois juillet. Puis, à partir de là — de manière fort classique a priori — s’effectue une remontée dans le temps à plusieurs strates, mêlant souvenirs d’enfance et réminiscences plus récentes. Au lieu d’un simple retour sur ce que fut la vie de Hongdou avec, s’invitant entre les lignes, de petits morceaux de celle du narrateur, c’est davantage l’histoire du regard que ce sont portées l’une l’autre ces deux existences, l’une difficultueuse parce qu’organisée autour d’une profonde crise d’identité qui n’est pas dépassée, l’autre plus sereine parce que s’accommodant des sentiers déjà battus. Tandis que la vie du narrateur va son chemin sans heurt — école, études, emploi administratif, mariage puis paternité prochaine — celle de Hongdou part de biais. Dès l’enfance il est marqué du sceau de la disharmonie : enfant mâle, il a le charme d’une demoiselle. Chéri par sa mère il est en butte à l’hostilité de son père ; et pis que tout il est musicien : il joue du erhu*. Il joue à rompre l’âme de ceux qui l’écoutent mais il ne sera pas musicien professionnel. Il part au front lorsque l’occasion se présente mais ne revient pas en héros et ne meurt pas non plus au combat, non, il passe pour mort. Son décès présumé est une erreur, comme son sexe, et sa passion de la musique qu’il ne parvient pas à vivre pleinement. Une existence qui tourne à vide, et se loge le long d’un récit construit en une boucle parfaite : le dernier paragraphe est identique au premier, traçant ainsi comme le chemin de ronde d’une folie grandissante qui mène à la mort.
Entre le point origine du récit et son point final, c’est un phrasé simple qui se déploie, tout en suggestion, reposant sur un fin maillage de motifs divers repris en écho de place en place, soit partiellement soit en totalité, et parfois affectés de variantes — par exemple les oppositions dedans / dehors, les mouvements de doigts de Hongdou, les mélodies qu’il tire de son erhu…). Métaphores et comparaisons abondent, mais ce sont encore les “raccourcis” qui nouent le mieux de subtiles relations sémantiques : La vie s’était enfuie de lui par le bout de ses doigts. Autre particularité du texte, la façon dont les dialogues y apparaissent : rarement marqués typographiquement, ils sont englués dans le flux narratif et ne s’identifient que grâce aux incises (dit-il, répondit-elle… ), ou bien chaque réplique donne lieu à un alinéa, mais sans les tirets habituels. Et ces échanges de paroles semblent alors flotter dans un entre-deux narratif, comme s’ils étaient à demi rêvés. Voilà qu’à coups de blancs, de motifs récurrents traités à la manière de thèmes musicaux - toujours identiques mais différents tout de même à chaque occurrence — sont dits, avec une acuité rarement atteinte, le désarroi, l’impuissance à vivre ses propres contradictions, l’absurdité de la guerre, la folie et le désir de mourir.
De la barbe à papa un jour de pluie est de ces textes dont il est malaisé de parler tant leur lecture plonge dans un état indéfinissable, proche de la contemplation méditative.
isabelle roche
*Erhu : instrument de musique chinois traditionnel, évoquant un violon à deux cordes.
Bi Feiyu, De la barbe à papa un jour de pluie (traduit par Isabelle Rabut), Actes Sud, 2004, 128 p. — 12,90 €. |