Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Rien ne me pousse à « me lever » à part l’obligation professionnelle .Ou bien l’idée d’avoir du temps. Je préfère être semi allongée pour rêver, écrire, ou en voyage. Il y a aussi l’idée « d’aller à la radio » qui me motive, « aller parler », mesurer les pas accomplis .Le travail de l’entretien : approches, lectures, respect du travail, risque lié à obligation de dire simplement le plus intérieur .
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Jeune, je disais « journaliste » n’osant pas dire écrivain, car on ne pouvait pas envisager cela autour de moi. En fait j’ai d’abord écrit, et lutté pour, ensuite, j’ai été « journaliste», à France– Culture , on ne nous appelle pas ainsi mais c’est dans les faits, ce que nous sommes à l’antenne.
A quoi avez-vous renoncé ?
A une vie commune. Très agitée intérieurement et fragile dans mon désir même, j’ai besoin de solitude, même si je conçois que la relation à deux est bienfaisante .Et puis dit Emile Durkheim : « le mariage est toujours défavorable aux femmes ». Je trouve essentiel de savoir être aussi heureuse ou sereine, seule.
J’ai aussi renoncé à un statut de professeur par exemple que j’aurais pu avoir, que j’ai eu mais qui interfère trop, et brouille la création. Même si j’en ai des souvenirs aussi forts, d’échecs et de réussite, à parts égales.
Qu’avez– vous du plaquer pour votre travail ?
L’éducation nationale et même l’Ecole Normale Supérieure, où je me sentais seule dans mon genre. Née à la limite entre la classe ouvrière et les professions libérales, père cheminot SNCF, mère infirmière libérale , je voulais et pouvais me tourner vers des objets qu’ils s’interdisaient : art, littérature . J’avais affaire à l’interdit de par l’histoire compliquée des Lorrains, et à la barrière de classe.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La frustration intellectuelle des miens. Leur modestie excessive, incompréhensible . Une division des espaces imaginaires et des langues. Par ma mère, les origines creusoises, l’autonomie féminine. Par mon père, l’histoire complexe de la Lorraine dans sa partie culturellement et linguistiquement différente, le dialecte , que je ne parle pas mais qui m’a inspiré un livre sur mon père et sa fratrie : Cavalier qui penche . La différence mosellane se vit et ne se dit pas, elle est divisée, elle est interdite. Elle est dangereuse. J’écris là-dessus un livre intitulée Lorrains imaginaires, sur mon enfance. Il commence par : « Lorrains dans le Loiret ». J’ai découvert une sorte de civilisation, la Lorraine est pour moi une expérience esthétique à faire, un mythe. J’ai aussi découvert au Sud de la Loire, autre chose. Le Limousin, les récits de la guerre , une autre mémoire enclavée. Je travaille sur tout cela.
Un petit plaisir quotidien ?
Le café du matin, les cahiers, le temps devant moi . La piscine, réparation, propice au sommeil, à l’abandon . La promenade, plaisir qui ne s’épuise jamais.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Je ne peux répondre à cette question, en tout cas seule. Il me faudrait de l’aide . Je pense que je suis une classique fourvoyé chez les modernes. J’aime la langue française ancienne et classique . Elle est comme un autre monde. « Je barbote dans les eaux modernes » a dit un poète célèbre.
Quelle fut l’image Ière qui esthétiquement vous interpela ?
L’image de PARIS, la Ville Noire, dans un numéro de Paris Match où l’on parlait de Malraux et du ravalement, j’ai senti qu’on allait perdre quelque chose, qui ne se retrouverait plus, sauf dans l’ image .
Et votre première lecture ?
Jean Christophe de Romain Rolland. Je m’identifiais à ce jeune enfant , qui a du génie, qui a faim et apprend le violon , c’est à la rêverie sur la culture séparée , celle de la « Foret noire » que je n‘ai pas reçue, sauf par ce rayonnement indirect. Il ya la réunion de mes parties séparées : germanique et française . La musique. Un passage dont je me souviens : le héros enfant regarde entre les carreaux de la cuisine et il y voit des fleuves, des rivières. J’aurais voulu écrire cela. Ecrire c’est dire ce qu’on voit . Ensuite il ya les statues de Rodin, leur érotisme, leur côté nébuleux, plus proche que Michel Ange. “Les Esclaves” de Michel Ange cependant restent sûrement une des images les plus puissantes que j’ai pu voir.
Comment pourriez vous définir votre travail sur les traces rhizomatiques du passé ?
Il me semble que écrire, pour moi, c’est poser dans un texte un double enjeu : dépasser l‘Histoire dans la mienne, dans le récit , comprendre et dépasser les déterminations subies , l’héritage . En même temps, je ne sais pas si je veux me comprendre ou retrouver ce « temps perdu » où j’étais une autre, avec « eux », retrouver l’autre dans le même, ce que j’ai pu devenir. Le mort et la vivante … De là que je cherche du passé et en même temps du pur vivant, dire l’immédiat . L’immédiateté du dire. Une sorte de complexe d’Eurydice. Par exemple, dans Une petite lettre à votre mère, cette « lettre » non envoyée est d’ une voix d’enfant qui me suivrait, comme Eurydice, rattraperait l’adulte .
Quelle musique écoutez –vous ?
Monteverdi « lasciate mi morire », Schubert , l’ « Ode maçonnique » de Mozart , le « 14 éme Quatuor », où Beethoven dit la joie du convalescent , Gustav Malher , le chant de la Terre , composé de plusieurs chants dont celui de l’Ivrogne et celui des Amis qui disent des poèmes , une œuvre qui épouse le tableau de Kandinsky « le Cavalier Bleu » : un cavalier marche en ligne droite dans les saisons , il change et décline , tandis que la terre se renouvelle cycliquement.
Quel film vous fait pleurer ?
Je dois chercher … Des films où le héros exorcise sa faiblesse car il n’a pas le choix. Exemple : « Trois huit » de Philippe Leguay en 2001 .Un homme victime de harcèlement à l’usine ‚va devoir livrer combat, acculé, pour vaincre son bourreau. Le film faisait écho à une difficulté non résolue alors: me battre où être battue, en réalité dépasser une identification à un parent humilié.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une femme marquée, qui sourit.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A Aurélie Filipetti , pour lui expliquer le scandale que constitue notre pseudo statut , à la radio , nous les « producteurs » terme totalement inadapté, les mal payés, une majorité , toute notre vie, à l’antenne. Car pour écrire cela, il faut que je n’y sois plus. Ce fait est provoqué par un statu quo de toutes les parties. Tout le monde a sa part dans cette situation, salariés, employeur, syndicats, tutelle.
Quelle ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le lieu, le mythe c’est pour moi là où l’on recueille l’histoire humaine, par exemple le « Yoknapatowpha », le territoire de Faulkner. Le Warndt, nom mystérieux, à la frontière franco-allemande, peut sinon y prétendre, du moins représenter pour moi une ressource imaginaire La Lorraine est un mythe. La petite ville de Montargis dans le Loiret, où j’ai grandi a aussi valeur de mythe , d’image de la France médiévale, Renaissance, jamais vraiment moderne, tout en ayant été proche du pire : les camps de concentration du Loiret. Ainsi que des lieux pathétiques où se sont déroulés des hauts faits de la résistance, et des échecs : des histoires dont on parle encore aujourd’hui .
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proches ?
Les Lazaréens. Primo Levi. Erri de Luca. Agrippa d’Aubigné, poète de la mort. François Bon pour sa capacité à faire sentir une « réserve », la différence de classe, ouvrière, paysanne et régionale, dans la langue dite française .
Que vous inspire la phrase de Lacan : l’amour c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ?
Oui. Je dis oui. Hélas.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
La question de ce qu’est écrire pour moi. Je répondrai par une citation de Louise Bourgeois dans ses Carnets, où elle cite Gaston Bachelard : « ce qui doit être dit est si difficile, si douloureux qu’il faut l’extirper hors de soi comme on taille la matière, par le fait de tailler une matière, d’une grande , d’une extrême dureté ».
Dans Une petite lettre à votre mère, j’ai taillé dans l’histoire familiale à partir de son image, celle de ma mère, photo et souvenirs, je n’ai pas voulu faire un récit, ni une vraie lettre, ni un voyage — aller sur des traces — comme d’autres ont pu le faire, seulement dire cette expérience intérieure, aller au bout de la douleur .
Entretien réalisé par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, mai 2014.
vous savais ce qu’un homme seul peux dire