Per Wahlöö, Meurtre au 31ème étage / L’Arche d’acier

Deux nou­veaux polars venus du froid

Per Wahlöö et sa femme Maj Sjör­wall ont conçu ensemble une série met­tant en scène l’inspecteur Mar­tin Beck qui leur a valu le suc­cès. Cha­cun a aussi écrit sépa­ré­ment, et Per Wahlöö a notam­ment pro­duit deux romans de science fic­tion — situés plus pré­ci­sé­ment dans un futur proche et un pays res­sem­blant vague­ment à sa Suède natale — Meurtre au 31ème étage (paru aux Etats-Unis sous le titre The Thirty-first Floor, en 1965) et L’Arche d’acier (Steep Spring, 1968), aujourd’hui repu­bliés en fran­çais dans la col­lec­tion poche de Payot-Rivages.
Poli­ti­que­ment engagé à gauche, Per Wahlöö affir­mait (il est mort en 1975) uti­li­ser le roman noir “comme un scal­pel, pour ouvrir le ventre d’un soit-disant état pro­vi­dence de type bour­geois, idéo­lo­gi­que­ment pau­pé­risé et mora­le­ment contes­table.” Par­fois com­paré à un Georges Sime­non, il s’est concen­tré sur le quo­ti­dien d’un poli­cier, décrit de façon minu­tieuse et réa­liste, une sorte d’Hercule Poi­rot, en somme.

Dans Meurtre au 31ème étage, un empire de presse contrôle l’ensemble des publi­ca­tions du pays. La popu­la­tion est main­te­nue dans un état de béa­ti­tude calme par des paru­tions soi­gneu­se­ment affa­dies, ne ris­quant de cho­quer ou d’inquiéter per­sonne. Les direc­teurs de l’immense bâti­ment qui regroupe les dif­fé­rents organes viennent de rece­voir une lettre de menace : une bombe va explo­ser.
L’inspecteur Jen­sen, poli­cier obéis­sant et métho­dique, n’a jamais connu l’échec. C’est donc natu­rel­le­ment que l’on s’adresse à lui pour enquê­ter. Suivi de près par les hommes en gris de la sécu­rité, il arpente le bâti­ment et tente de péné­trer dans les arcanes du pou­voir pour en per­cer les secrets, sans jamais se per­mettre le moindre com­men­taire déplacé. Il est là pour obéir aux ordres.

C’est aussi le cas dans L’Arche d’acier où, encore auréolé de son suc­cès pré­cé­dent mais affai­bli par une mala­die latente de l’estomac, il doit s’absenter du pays pour aller se faire soi­gner… Le pro­nos­tic n’est pas opti­miste. Contre toute attente, il en réchappe. Un repré­sen­tant du gou­ver­ne­ment en place vient alors le débus­quer dans son hôpi­tal à l’étranger, car des évé­ne­ments sans pré­cé­dent et d’une extrême gra­vité ont secoué la nation en son absence, entre révo­lu­tion et épi­dé­mie létale. On attend de lui qu’il inves­tigue et informe son gou­ver­ne­ment, réfu­gié dans un pays voi­sin.
Jen­sen est un per­son­nage intri­gant, qui sus­cite l’intérêt per se : fré­quem­ment décrit comme “impas­sible”, “impé­né­trable”, “indé­chif­frable” ou “inex­pres­sif”, il applique des règles immuables en toutes cir­cons­tances, mon­trant peu d’intérêt pour l’utilité de ces règles ou d’empathie pour ses congé­nères. Dans une adap­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique de Meurtre au 31ème étage datant de 1989 et inti­tu­lée Kami­kaze, Rai­ner Fass­bin­der lui-même incar­nait un Jen­sen fort convain­cant, offi­cieux et dénué de tout affect. Cepen­dant, dans les deux opus, un cer­tain sens de la comé­die infiltre le manque d’humour de Jen­sen, en par­ti­cu­lier lorsqu’il est confronté aux oppo­sants du régime ou quand il fait l’inventaire des employés du bâti­ment de presse, cruels stéréotypes.

Autre source d’intérêt des deux romans, la satire d’une société qui, si elle est clai­re­ment une dys­to­pie, res­semble étran­ge­ment à la nôtre, ou du moins à ce qu’elle pour­rait deve­nir. Pas­sionné par les phé­no­mènes d’abus de pou­voir, Wahlöö offre une ana­lyse poli­tique au vitriol. Les pro­blèmes majeurs qui empoi­son­naient les démo­cra­ties — loge­ment, chô­mage, inéga­li­tés sociales — ont été réso­lus, jus­te­ment en étant décla­rés réso­lus. Comme dans 1984 d’Orwell, les gou­ver­nants de ce para­dis cor­po­ra­tiste sont pro­fon­dé­ment offen­sés par toute forme de dis­sen­sion. La presse, jadis vec­teur d’anxiété, est deve­nue un organe digne de confiance, pro­di­guant récon­fort et tran­quillité d’esprit. Mais, si l’alcool est inter­dit, l’alcoolisme n’a jamais été si répandu, et le taux de nata­lité est aussi bas que celui du sui­cide est haut. La poli­tique phare du gou­ver­ne­ment est la “com­pas­sion”, et même si on a déter­miné que la couche d’air pol­lué attei­gnait “une hau­teur de cin­quante ou soixante mètres”, “ces études, de simple rou­tine, [ne sont] sui­vies d’aucune mesure.” Dif­fi­cile de ne pas y recon­naître des points familiers.

Deux romans dont l’intérêt réside donc plus dans la pein­ture d’un monde asep­tisé mais malade, que dans les enquêtes elles-mêmes, menées sans grande convic­tion et qui semblent se résoudre sans l’intervention du poli­cier, témoin impas­sible de son temps.

Agathe de Lastyns

Per Wahlöö, Meurtre au 31ème étage, tra­duit du sué­dois par Phi­lippe Bou­quet et Joëlle San­chez, coll.Rivages Noir, Payot-Rivages, octobre 2010, 229 p.- 8,50€
Per Wahlöö, L’Arche d’acier, tra­duit du sué­dois par Joëlle San­chez, coll.Rivages Noir, Payot-Rivages, octobre 2010, 215 p.- 8,50€

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Filed under Pôle noir / Thriller

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