C’est un témoignage très intéressant que les éditions Payot publient, celui écrit dans les années 1970 par un Yougoslave qui œuvra, pendant la guerre, à Rome comme membre de la Croix-Rouge, et en réalité comme espion. Branko Bokun évolue, non pas dans les cercles les plus fermés du Vatican comme le titre pourrait le laisser entendre, mais à la marge, soutirant ici ou là (auprès notamment du petit personnel, ce qu’il appelle il Sotto Vaticano) des informations sur ce que pense, fait ou dit Pie XII à propos des massacres qui ensanglantent sa patrie d’adoption. L’ouvrage a déjà cet avantage, celui de faire connaître ce terrible et méconnu génocide perpétré par les Oustachis (des fanatiques croates se réclamant du catholicisme le plus intransigeant) contre les Serbes orthodoxes, analysé dans notre propre ouvrage, Le front yougoslave pendant la Seconde Guerre mondiale (Setoca, 2012).
L’autre intérêt du livre réside dans le regard plein de malice, d’ironie et de distance que l’auteur jette sur les Romains avant et pendant l’occupation nazie de la capitale italienne. On pourrait bien sûr rire des facéties de ces gens, portés par leur art de la combinazione et qui préparent le grand retournement politique que provoqueront la libération de Rome et le temps des justifications… Mais en réalité, ces lignes nous rappellent la difficulté de survivre dans des temps tragiques pour des individus qui ne savent comment finira leur histoire. A côté des grands évènements dont Branko Bokun a été le témoin direct (mais l’a-t-il toujours été comme il le prétend… ?), on voit s’agiter ce petit monde des espions, acharnés à récolter la moindre information intéressante, quand ce n’est pas une simple rumeur. Surtout, le livre décrit la vaste entreprise de sauvetage, de protection de tous les fugitifs, italiens ou alliés, menés dans les recoins de la Ville éternelle.
Cela dit, la grande question qu’aborde le livre est celle de Pie XII. Le témoignage de Branko Bokun, antipapiste patenté, ravira tous les pourfendeurs d’un souverain pontife accusé d’indignité face aux crimes des nazis. L’espion yougoslave a en effet été chargé d’alerter le Saint-Siège sur le génocide serbe, et il se heurte à une indifférence des bureaux de la Secrétairerie d’Etat auxquels il est parvenu à accéder. Ce qu’il rapporte confirmerait la thèse d’un pape indifférent, uniquement préoccupé de sa personne, de sa Ville et de son Eglise, indigne de sa mission de charité et de secours, proche des bourreaux, anticommuniste obsessionnel. Image portée à son paroxysme par la pièce de Hochhuth, Le Vicaire, en 1963. Or, c’est justement là que le bât blesse.
Branko Bokun, nous l’avons dit, n’a jamais eu accès au premier cercle du pouvoir pontifical. Il rapporte des témoignages de seconde main, des rumeurs et des impressions, en ignorant tout des actions très discrètes menées par Pie XII et son entourage. Il ignore donc tout de la position complexe et nuancée de la Curie, du lien entretenu avec Mgr Stepinac, primat de Croatie, des pressions sur les Oustachis et sur Mussolini pour faire cesser les tueries et qui se perdent dans le vide. Même Mgr Maglione, le secrétaire d’Etat, et Mgr Montini (futur Paul VI et proche collaborateur de Pie XII) ne trouvent pas grâce à ses yeux, alors qu’ils étaient les plus favorables à des interventions directes. D’ailleurs, pourquoi se seraient-ils exprimés devant un parfait inconnu qui ne représente rien… La stratégie de Pie XII résidait dans un prudent silence officiel, au profit de discrets sauvetages et d’une autonomie d’action laissée aux épiscopats locaux. On peut en penser ce que l’on veut, mais elle ne relevait pas de l’indifférence. Contrairement à ce qu’écrit Branko Bokun, les massacres n’étaient pas à ses yeux des « bagatelles ». Toute la correspondance du Saint-Siège le prouve (cf. Alessandro Duce, La Santa Sede e la questione ebraica, 2006).
Les souvenirs de Bokun illustrent en fait deux points essentiels : l’incompréhension des contemporains face à l’apparente indifférence pontificale et les profondes divergences qui divisaient le clergé sur cette question. Son riche témoignage doit donc être lu avec toute la prudence nécessaire. A défaut d’être partial, il reste partiel. C’est la loi du genre.
frederic le moal
Branko Bokun, Un espion au Vatican, 1941–1945, Payot, mars 2014, 314 p. - 22,00 €