Branko Bokun, Un espion au Vatican, 1941–1945

Le Vati­can vu par un espion

C’est un témoi­gnage très inté­res­sant que les édi­tions Payot publient, celui écrit dans les années 1970 par un You­go­slave qui œuvra, pen­dant la guerre, à Rome comme membre de la Croix-Rouge, et en réa­lité comme espion. Branko Bokun évo­lue, non pas dans les cercles les plus fer­més du Vati­can comme le titre pour­rait le lais­ser entendre, mais à la marge, sou­ti­rant ici ou là (auprès notam­ment du petit per­son­nel, ce qu’il appelle il Sotto Vati­cano) des infor­ma­tions sur ce que pense, fait ou dit Pie XII à pro­pos des mas­sacres qui ensan­glantent sa patrie d’adoption. L’ouvrage a déjà cet avan­tage, celui de faire connaître ce ter­rible et méconnu géno­cide per­pé­tré par les Ous­ta­chis (des fana­tiques croates se récla­mant du catho­li­cisme le plus intran­si­geant) contre les Serbes ortho­doxes, ana­lysé dans notre propre ouvrage, Le front you­go­slave pen­dant la Seconde Guerre mon­diale (Setoca, 2012).

L’autre inté­rêt du livre réside dans le regard plein de malice, d’ironie et de dis­tance que l’auteur jette sur les Romains avant et pen­dant l’occupation nazie de la capi­tale ita­lienne. On pour­rait bien sûr rire des facé­ties de ces gens, por­tés par leur art de la com­bi­na­zione et qui pré­parent le grand retour­ne­ment poli­tique que pro­vo­que­ront la libé­ra­tion de Rome et le temps des jus­ti­fi­ca­tions… Mais en réa­lité, ces lignes nous rap­pellent la dif­fi­culté de sur­vivre dans des temps tra­giques pour des indi­vi­dus qui ne savent com­ment finira leur his­toire. A côté des grands évè­ne­ments dont Branko Bokun a été le témoin direct (mais l’a-t-il tou­jours été comme il le pré­tend… ?), on voit s’agiter ce petit monde des espions, achar­nés à récol­ter la moindre infor­ma­tion inté­res­sante, quand ce n’est pas une simple rumeur. Sur­tout, le livre décrit la vaste entre­prise de sau­ve­tage, de pro­tec­tion de tous les fugi­tifs, ita­liens ou alliés, menés dans les recoins de la Ville éternelle.

Cela dit, la grande ques­tion qu’aborde le livre est celle de Pie XII. Le témoi­gnage de Branko Bokun, anti­pa­piste patenté, ravira tous les pour­fen­deurs d’un sou­ve­rain pon­tife accusé d’indignité face aux crimes des nazis. L’espion you­go­slave a en effet été chargé d’alerter le Saint-Siège sur le géno­cide serbe, et il se heurte à une indif­fé­rence des bureaux de la Secré­tai­re­rie d’Etat aux­quels il est par­venu à accé­der. Ce qu’il rap­porte confir­me­rait la thèse d’un pape indif­fé­rent, uni­que­ment pré­oc­cupé de sa per­sonne, de sa Ville et de son Eglise, indigne de sa mis­sion de cha­rité et de secours, proche des bour­reaux, anti­com­mu­niste obses­sion­nel. Image por­tée à son paroxysme par la pièce de Hoch­huth, Le Vicaire, en 1963. Or, c’est jus­te­ment là que le bât blesse.
B
ranko Bokun, nous l’avons dit, n’a jamais eu accès au pre­mier cercle du pou­voir pon­ti­fi­cal. Il rap­porte des témoi­gnages de seconde main, des rumeurs et des impres­sions, en igno­rant tout des actions très dis­crètes menées par Pie XII et son entou­rage. Il ignore donc tout de la posi­tion com­plexe et nuan­cée de la Curie, du lien entre­tenu avec Mgr Ste­pi­nac, pri­mat de Croa­tie, des pres­sions sur les Ous­ta­chis et sur Mus­so­lini pour faire ces­ser les tue­ries et qui se perdent dans le vide. Même Mgr Maglione, le secré­taire d’Etat, et Mgr Mon­tini (futur Paul VI et proche col­la­bo­ra­teur de Pie XII) ne trouvent pas grâce à ses yeux, alors qu’ils étaient les plus favo­rables à des inter­ven­tions directes. D’ailleurs, pour­quoi se seraient-ils expri­més devant un par­fait inconnu qui ne repré­sente rien… La stra­té­gie de Pie XII rési­dait dans un pru­dent silence offi­ciel, au pro­fit de dis­crets sau­ve­tages et d’une auto­no­mie d’action lais­sée aux épis­co­pats locaux. On peut en pen­ser ce que l’on veut, mais elle ne rele­vait pas de l’indifférence. Contrai­re­ment à ce qu’écrit Branko Bokun, les mas­sacres n’étaient pas à ses yeux des « baga­telles ». Toute la cor­res­pon­dance du Saint-Siège le prouve (cf. Ales­san­dro Duce, La Santa Sede e la ques­tione ebraica, 2006).

Les sou­ve­nirs de Bokun illus­trent en fait deux points essen­tiels : l’incompréhension des contem­po­rains face à l’apparente indif­fé­rence pon­ti­fi­cale et les pro­fondes diver­gences qui divi­saient le clergé sur cette ques­tion. Son riche témoi­gnage doit donc être lu avec toute la pru­dence néces­saire. A défaut d’être par­tial, il reste par­tiel. C’est la loi du genre.

fre­de­ric le moal

 Branko Bokun, Un espion au Vati­can, 1941–1945, Payot, mars 2014, 314 p. - 22,00 €

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