Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Il est temps que Qui­gnard change d’ornière pour de bon

Cet ouvrage est le sep­tième volume de la série Der­nier royaume, où Pas­cal Qui­gnard pour­suit sa réflexion sur la civi­li­sa­tion, sur l’ordre du monde et sur les moyens d’y échap­per. Comme les volumes pré­cé­dents, celui-ci est com­posé de frag­ments où le récit se mêle au dis­cours, dont de nom­breuses para­boles. Le titre du livre cor­res­pond à l’idée d’un moment de la vie où cer­tains êtres quittent le par­cours qu’ils sui­vaient jusque-là, comme un cava­lier tom­bant de sa mon­ture, “désar­çon­nés“ par quelque évé­ne­ment qui leur fait res­sen­tir “la détresse ori­gi­naire“, et qui leur fait chan­ger d’existence ou du moins de vision du réel.
D’une manière qui ne sur­pren­dra pas les fami­liers de l’œuvre de Qui­gnard, le nou­veau départ des désar­çon­nés est repré­senté comme une seconde nais­sance qui mène, à la dif­fé­rence de la pre­mière, non pas à la socia­li­sa­tion, mais au déta­che­ment ou au refus radi­cal du monde social. “Au contraire des fonc­tion­naires, qui fonc­tionnent, des démis­sion­naires, qui démis­sionnent, sont les hommes qui s’arrachent à la mis­sion sociale qui leur était dévo­lue au sein du groupe où ils g agnaient leurs vies. (…) Per­dant leurs soldes ils deviennent sans rôles. Quit­tant la société ils deviennent aso­ciaux.” (p. 128) Il y a maintes manières de deve­nir “aso­cial“ dans le sens que l’auteur donne à ce terme, et il va de soi que la plu­part d’entre elles sont incar­nées par des artistes ou des let­trés, depuis Pau­son, “le pre­mier peintre pauvre“, jusqu’à Qui­gnard lui-même.

Et c’est là que le bât blesse (si l’on ose dire, s’agissant de “désar­çonné“) : au fil de la lec­ture, l’on a l’impression tou­jours plus nette et aga­çante que l’ouvrage entier, avec l’érudition délec­table qui s’y déploie, n’est qu’une sorte de défense et illus­tra­tion de la pos­ture qui­gnar­dienne. Les pré­dé­ces­seurs ne semblent être là que pour faire valoir, en l’inscrivant dans une lignée admi­rable, la figure de l’écrivain qui a quitté sa place sociale pour vivre retiré — ce qui nous fait inévi­ta­ble­ment remar­quer qu’à la dif­fé­rence de Pau­son et de nom­breux autres, notre contem­po­rain jouit d’une posi­tion où le refus (par­tiel) du monde ne pré­sente aucun incon­vé­nient.
De fait, le cas d’un écri­vain reconnu de longue date, lau­réat de prix impor­tants, publiant chez des édi­teurs pres­ti­gieux et doté d’un lec­to­rat impor­tant, qui se pose en figure exem­plaire de l’asocial, a quelque chose qui porte (selon l’humeur où l’on est) à rire ou à s’indigner de la façon dont il s’accapare jusqu’à la forme de gloire nor­ma­le­ment réser­vée aux artistes mau­dits.
Cer­tains volumes pré­cé­dents de la série fai­saient déjà remar­quer cette ten­dance ; ici, elle saute aux yeux à tel point qu’on en vient à sou­hai­ter déses­pé­ré­ment que Qui­gnard change d’ornière pour de bon, ce qui nous évi­te­rait de perdre le res­pect que son œuvre nous ins­pire depuis des années.

agathe de lastyns

   
 

Pas­cal Qui­gnard, Les Désar­çon­nés, Gras­set, sep­tembre 2012, 341 p. — 20,00 €

 
     
 

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