Jean-Jacques Schuhl, Obsessions

Portrait de l’écrivain avec un dé et un centaure

Jean-Jacques Schuhl — écri­vain fan­tôme par excel­lence — se veut dandy du pauvre, une sorte (selon lui) d’ersatz de Hel­mut Ber­ger. Il est bien plus au sein de ses quelques livres, plus ou moins absurdes mais donc par­faits. Avec Obses­sions,  il se laisse gui­der par le hasard au sein de onze nou­velles dont « la cra­vache » ou « le pied rare » où le héros se retrouve dans un res­tau­rant près de la Bas­tille à dégus­ter un pied de cochon « à odeur de mort bouillie ». Enclavé, l’auteur est capable (cra­vache Her­mès à la main ou non) de che­vau­cher le monde de manière intem­pes­tive et élé­gante sans le moindre ou presque relâ­che­ment. Toute une poé­sie est là : plus par­ti­cu­liè­re­ment celle de Jar­musch et ses féé­ries tor­dues aux­quelles l’auteur offre une ver­sion lit­té­raire et par­fois lit­té­rale. Il par­tage le même humour que le cinéaste amé­ri­cain. Comme lui, il s’amuse en mon­trant l’essence et l’espace de l’insignifiance de l’existence (bien plus que chez un Kun­dera) qui lui accorde un luxe et un lustre.
Cré­pus­cu­laire à sou­hait, le livre brille de pépites et trou­vailles tant sur le plan de l’écriture que de la nar­ra­tion, comme en témoigne ce pas­sage où il retrouve une femme : « dans une chambre en forme de cube (…) : un dé géant en miroirs, et comme j’avais bu j’ai eu l’impression à un moment que le dé com­men­çait à rou­ler. Sa robe tomba tout de suite et elle fut à quatre pattes sur le tapis, en des­sous chics. Et elle déclara sur un ton natu­rel : “Je suis un che­val!” ». Le livre est illu­miné de tels apar­tés cré­pus­cu­laires, sans sar­casmes et dont la feinte insi­gni­fiance fait de chaque détour un sens dans le laby­rinthe de l’existence.

Fidèle à son dan­dysme, loin de tout idéa­lisme et tar­ta­ri­nades consé­quentes, l’auteur séduit sans faire le paon. Son livre est par­couru de lour­dauds mais aussi de sil­houettes qui ont par­fois entre leurs doigts un peu de plumes, un peu d’oiseau (rare), un peu de sang. Si bien que les femmes qui arrivent à leurs che­villes sont dans la réa­lité plu­tôt rares. Ces Méduses lunaires mais effron­tées dictent, las­cives, à la courbe de l’horizon de l’homme, son par­cours même si très vite il dévie et dévisse.
Au sein de leurs méta­mor­phoses, les nou­velles pos­sèdent une manière impli­cite d’activer la trique pour faire avan­cer l’âne mas­cu­lin. Elles res­tent des varié­tés de fleurs qui, faute de gué­rir de tout, dans leur chair nichent le diable au fémi­nin avec ses obs­cures traî­nées de poudre. Appa­rem­ment nul accroc dans la soie­rie de telles syl­phides mais qu’on ne s’y trompe pas : elles ouvrent à l’extase du vide. Après tout qu’importe si la fusion dans le réel n’est pas au rendez-vous. Res­tent ces fleurs nées de l’espace et leurs ondées de grâce.

Schuhl les res­ti­tue en for­çant le réel avec des pieds de biche plus qu’avec celui du cochon. L’écriture peut même faire croire que l’auteur est ce que dit un héros d’une de ses nou­velles : « je suis si roma­nesque ». Mais il est tout autant le contraire. Les approches plus « jour­na­lis­tiques » des der­nières nou­velles avec leurs por­traits (entre autres de Jean Eus­tache, Godard et Jar­musch) le prouvent. Ces cinéastes sont les com­pa­gnons de route de sa sen­si­bi­lité et de son nihi­lisme pri­me­sau­tier, cris­tal­lin, sombre juste ce qu’il faut.

jean-paul gavard-perret

Jean-Jacques Schuhl, Obses­sions, coll. L’infini, Gal­li­mard, Paris, 2014, 148 p — 15,90 €.

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