Il y a des créateurs avec lesquels on est en famille sans même avoir besoin d’un feu de cheminée, d’un verre ou d’un échange. Leurs œuvres sont familières, congénitales, comme des enfants battus. Même les plus noires d’entre elles sont une source de joie. La tristesse devient délectable. La péroraison universelle s’éteint et la mélancolie ne manœuvre plus. Plus rien ne manœuvre en fait. On ne déjoue plus. Le jeu même s’est évanoui. La fuite en avant et la contemplation des arrière-trains d’une avant-garde quelconque ont été supprimées.
Une œuvre d’art ne vous esseule pas — car si vous la ressentez physiquement, c’est que vous êtes déjà seul — mais elle vous désolidarise des Canebière quotidiennes, là où on se regarde dans le miroir inversé de soi, là où on ne comprend pas que les idées personnelles sont des hérésies. Une création vous débarque de vous-même et vous rend à l’universel mitoyen de l’universel. Vous n’êtes plus ni dans l’impure esthétique ni dans le capharnaüm muséal.
L’art n’a plus rien d’un pousse-café qui pousserait au crime de n’être qu’un des éléments d’un caddie gorgé de lui-même. L’individu cède le pas à la personne, en annulant le « dernier homme », celui du chauffage central, de la pantoufle reniflée par le chien et des heures supplémentaires pour acheter le casque de vélo dernier cri pour ne pas souffrir en tombant. Votre museau a disparu. Vous avez incorporé la beauté même des choses.
Au sens nietzschéen, vous devenez la beauté des choses elles-mêmes et l’idée de l’éternel retour vous est une évidence, de celle qui consiste à imaginer que vous seriez capable d’accepter de revivre ce que vous avez vécu mille et mille fois avec les peines et les bonheurs ; comme de regarder, de lire ou d’écouter cent fois une œuvre de Otte, Stasiuk, Mourelet, Jünger, Drieu, Ceylan et Bergman, entre autres. Et Sautet et son formidable Un cœur en hiver. Une œuvre d’art ne tranche pas, sauf s’il s’agit du temps. C’est le contraire d’une feuille blanche ou d’une feuille de boucher. Elle vous incarne incroyablement. Elle est un surplus d’incarnation.
Sautet m’ajoute à moi-même, pas dans le sens d’un nombrilisme accru, d’une purée de bon sang de purée, d’une onomatopée de l’être ou d’une devise. Il musarde dans l’humanisation supplémentaire. Alors pourquoi cette passion pour ce film froid, splendide, clinique et faussement fautif ? Pas seulement parce que j’ai été ce congélateur cardiaque pour qui Iakoutsk est une ville trop tempérée. Pas uniquement parce que vous avez été une otarie mordue par un bélouga, mais surtout parce que ce film vous rappelle à quel point, dans cet état de noirceur qui s’abstient de s’épeler elle-même, la beauté devient punitive.
Il est si facile d’errer dans les pages de L’anatomie de la mélancolie sans même y prêter attention. L’ennui et le vide, que vous ne percevez pas, sont des alliés qui supportent même de n’être pas encombrants, puisque leur inexistence théorique vous est un emballage grâce auquel vous sentez votre indifférence comme une puissance et les sonates de Ravel comme des imbroglios.
En 1914, un soldat reçut un shrapnell, qui atrophia son système optique : il voyait désormais tout à l’envers. La soi-disant réalité est toujours tête-bêche. Il n’est pas nécessaire de déclencher une guerre mondiale pour le savoir. Il suffit de voir une famille ou des amis se réunir le matin pour petit-déjeuner ou des gens ramasser les feuilles mortes dans un sous-bois pour ne pas salir leurs chaussures.
Le cinéma de Sautet salit cette propreté et remet les images sous le bon angle si bien que, comme dans Sarabande, vous découvrez des pans entiers de votre anguleuse humanité. La banalité de l’histoire y est pour beaucoup : un luthier solitaire, excellent professionnel, séduit la jeune femme de son patron, une violoncelliste. Elle tombe amoureuse de lui. Il est indifférent et la rembarre, provocant une série de ruptures.
Tout y est : l’amour, l’euthanasie, l’inimitié, la sympathie, les sonates. L’excellent Jean-Luc Bideau est un Martial contemporain, l’ancien professeur du conservatoire couche avec sa bonne, Auteuil semble plus énigmatique que jamais. L’art, c’est quand il n’y a plus de jeu d’acteurs. Pour reprendre la classification de saint Bonaventure, il faut distinguer les écrivains, des écrivants, des scribes et des scripts. Sautet est cet écrivain (ce créateur) qui rend inutile toute course-poursuite ou scène d’amour.
L’art n’a pas besoin d’un levier de vitesse ou d’un toucher rectal. Un bistrot ordinaire suffit pour une tragédie. Un homme, travaillant les pièces de bois d’un violon, implique l’absence de pathos en même temps qu’une profondeur de champ invraisemblable. La création fait d’une romance une ramification d’Eschyle, de Mark Bernes (Une nuit sombre nous sépare, ma bien aimée / Une steppe noire pleine de danger / S’est immiscée entre nous / J’ai foi en toi, ma chère, ma belle / Dans l’obscurité de la nuit) le sas d’entrée d’Hamlet.
Rarement, le cinéma a touché aussi juste la fausseté de presque tout. Un cœur en hiver a ce toupet d’être regardable infiniment, puisqu’on y découvre que la grotte que nous avons au fond de l’âme brouille l’abîme cérébral.
Vous connaissez désormais la différence entre la provocation et la solitude, car l’esseulement a provoqué le repli sur l’autre part de vous-même, qui implique que l’ontologie soit une esthétique sans rabais.
valery molet
Valery a tout dit et bien écrit .