Torment : Tides of Numenera

Si le jeu vidéo était un test psychologique

Ce jeu est déve­loppé par inXile Enter­tai­ne­ment, un stu­dio amé­ri­cain indé­pen­dant, connu pour avoir réa­lisé Was­te­land 2 et 3, que l’on vous recom­mande éga­le­ment chau­de­ment, en tant que suites spi­ri­tuelles de Fal­lout 1 et 2, dans les­quels nous retrou­vons les gra­phismes en 3D iso­mé­trique, des com­bats stra­té­giques en tour par tour, un lore1 situé dans le même uni­vers uchro­nique post-apocalyptique des années 60, et enfin, ce même ton sati­rique, irré­vé­ren­cieux, absurde et anti­ca­pi­ta­liste qui fait tou­jours notre bon­heur céré­bral.

Mais reve­nons à nos nume­nera. Suite spi­ri­tuelle de Pla­nes­cape Torment, sorti en 1999, Torment : Tides of Nume­nera est un RPG en 3D iso­mé­trique met­tant l’accent sur la décou­verte de mondes, les inter­ac­tions avec les per­son­nages et les nume­nera, et les choix moraux dif­fi­ciles et com­plexes. Ce RPG pri­vi­lé­gie ainsi la nar­ra­tion et l’exploration intel­lec­tuelle afin de sti­mu­ler votre ima­gi­na­tion et votre réflexion, avant de vous confron­ter aux consé­quences de vos choix. La diver­sité, la liberté et l’unicité de cha­cun de vos choix font de ce jeu une véri­table expé­rience nar­ra­tive pla­cée dans un uni­vers de science-fiction quasi mys­tique.
Pour dire autre­ment, à l’instar de Disco Ely­sium, ce qui importe dans ce type de jeux, c’est le lore, tan­dis que les affron­te­ments au tour par tour (assez périlleux d’ailleurs, il est par­fois pré­fé­rable de les évi­ter) et la col­lecte d’objets sont pla­cés sur un plan secon­daire et sont accessoires.

Si les créa­teurs ont tenu à rat­ta­cher Nume­nera à Torment, lequel est un dérivé du jeu de rôle sur table Don­jons et Dra­gons, on remar­quera que l’aspect fan­tasy y est tou­te­fois très pauvre dans le jeu, voire tota­le­ment absent, de sorte qu’il tient davan­tage de la Science-Fiction que de la Fan­tasy. Pour ne point offen­ser nos amis rigo­ristes et poin­tilleux, nous leur concé­de­rons, que l’univers vidéo­lu­dique de Torment : Tides of Nume­nera peut être rat­ta­ché au sous-genre de science-fantasy.

Vous y incar­nez donc un être humain qui est le “Der­nier Reli­quat”, c’est-à-dire la der­nière incar­na­tion cor­po­relle d’une entité divi­ni­sée, appe­lée le “Dieu Chan­geant”, lequel n’est rien de plus que la conscience d’une créa­ture venue des temps anciens qui a trouvé la capa­cité de deve­nir immor­telle en chan­geant de corps. Après avoir subi­te­ment inté­gré ce corps, vous appa­rais­sez dans le Neu­vième Monde, sur Terre, dans un très loin­tain futur et décou­vrez, au cours de vos explo­ra­tions, des “nume­nera” : des reliques en plus ou moins bon état, avec les­quelles vous pou­vez inter­agir, et qui ont été façon­nées par diverses civi­li­sa­tions mys­té­rieuses qui vous ont pré­cédé et qui ont dis­paru de manière inex­pli­quée.
Il faut bien admettre que, même si les PNJ ont beau essayer de vouer leur vie entière à com­prendre de manière à peu près scien­ti­fique le fonc­tion­ne­ment de leur monde, celui-ci est tel­le­ment com­plexe et vaste, qu’il vaut mieux faire appel au mys­ti­cisme le plus obs­cur et le plus pseudo-scientifique pour le com­prendre. Issus, donc, de savoirs scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques dis­pa­rus, les nume­nara sont volon­tiers consi­dé­rés comme des arte­facts magiques, puisqu’ils défient la com­pré­hen­sion des habi­tants actuels.

En tant que Der­nier Reli­quat, vous devrez faire la connais­sance de ce monde, tel un nouveau-né dans un corps adulte un peu amo­ché, puisque, en lais­sant tom­ber cette enve­loppe char­nelle comme un vieux slip usé, le Dieu Chan­geant a fait appa­raître votre conscience de manière invo­lon­taire et votre mis­sion est de cou­rir après lui, afin d’exiger qu’il vous rende des comptes, avant qu’il ne soit attrapé et détruit par l’Affliction, entité quasi divine qui veut éga­le­ment vous tuer.
En dépit de la com­plexité du lore, on remer­ciera les déve­lop­peurs d’avoir su le rendre acces­sible grâce à une décou­verte pro­gres­sive, intui­tive et attrayante. Car, en effet, ce qui fait la force de ce jeu, c’est bien son uni­vers épous­tou­flant qui nous embarque dans un monde où la science devient magique, où l’Histoire devient un jeu de pistes et d’énigmes qu’il faut retra­cer et relier, et où la créa­ti­vité ima­gi­na­tive nous emporte dans une suc­ces­sion de mondes déli­cieu­se­ment extra­or­di­naires. Ce mélange d’exploration de civi­li­sa­tions extra­di­men­sion­nelles et de ves­tiges tech­no­lo­giques, com­biné à des dia­logues et des choix moraux qui abordent les thèmes phi­lo­so­phiques de la vie, de la mort, de l’identité, et de toutes les valeurs humaines, forme une œuvre nar­ra­tive pas­sion­nante qui pour­rait bien vous éclai­rer sur vos valeurs pro­fondes.
Pre­nez garde, en effet, car vos choix atti­re­ront les flux de nume­nera et leur cou­leur indi­quera votre ali­gne­ment moral et vos carac­té­ris­tiques psy­cho­lo­giques. Il va sans dire, donc, que la rejoua­bi­lité est extrême, grâce aux options de dia­logues, votre choix entre les six com­pa­gnons pos­sibles, vos actes, l’interaction avec les tran­si­teurs ou encore l’exploration (comp­tez 30 heures de jeu mini­mum pour l’histoire prin­ci­pale, mais au moins 60 heures, voire 80 heures, pour tout explo­rer au moins une pre­mière fois d’une cer­taine façon).

Enfin, sou­li­gnons la nar­ra­tion riche, immer­sive et maî­tri­sée tout au long de l’histoire ; qu’il est agréable pour le joueur de voir son ima­gi­na­tion sti­mu­lée à ce point, de lire et vivre une his­toire si bien écrite et si ori­gi­nale. Les inter­ac­tions avec les tran­si­teurs sont mémo­rables et pas­sion­nantes, de véri­tables moments de délice pour l’esprit, grâce à des prises de déci­sions morales vrai­ment dif­fi­ciles et une immer­sion com­plète vers d’autres réalités.

Pour résu­mer, Torment : Tides of Nume­nara est ce genre de jeu vidéo qui excelle dans sa capa­cité à poser des ques­tions phi­lo­so­phiques fas­ci­nantes à tra­vers des dia­logues abon­dants et des déci­sions lourdes de consé­quences, tout en vous fai­sant voya­ger dans des uni­vers d’une richesse ima­gi­na­tive abso­lu­ment admi­rable. C’est le jeu qui vous pousse à réflé­chir à des ques­tions exis­ten­tielles, à prendre des déci­sions réa­listes et dif­fi­ciles, tout en offrant une aven­ture immer­sive grâce à des déve­lop­peurs qui semblent savoir que le cer­veau des gamers est la plus puis­sante des cartes graphiques.

 

Le petit plus qui fait la dif­fé­rence : En dehors des tran­si­teurs, nous dirons le bio­phage, bien sûr ! Que serait ce jeu sans la satis­fac­tion ultime de par­cou­rir l’intérieur d’un amas de chairs, d’entrailles et de tentacules ?

Qu’est devenu notre petit stu­dio indé­pen­dant ? Il va très bien ! Si le stu­dio a pu déve­lop­per ses pre­miers jeux, dont celui-ci, grâce à des cam­pagnes Kicks­tar­ters2, il a été acquis en 2018 par Micro­soft et rat­ta­ché à Xbox Game Stu­dios, lui per­met­tant d’avoir accès à plus de res­sources et donc de déve­lop­per des pro­jets plus ambi­tieux avec un bud­get impor­tant qui ne dépend pas des moyens finan­ciers des fans. Leur futur jeu Clo­ck­work Revo­lu­tion, de type action-RPG dont le lore, situé dans un uni­vers steam­punk, a tout l’air de pui­ser son ins­pi­ra­tion prin­ci­pale dans la dénon­cia­tion des inéga­li­tés sociales, est désor­mais estam­pillé triple A… Fina­le­ment, même Marx aurait pu deve­nir mil­liar­daire, s’il avait vécu au XXIe siècle ? Peut-être parce que l’intarissable cupi­dité humaine ne craint aucune révo­lu­tion sociale, ni aucune idéo­lo­gie, dans la mesure où elle s’adapte et se trans­forme pour conti­nuer inlas­sa­ble­ment de jouir des inéga­li­tés, même quand elle les dénonce… Hé ! Bien­ve­nue chez les humains.

sophie bonin

1 Aphé­rèse de “Folk­lore” ; ensemble des élé­ments nar­ra­tifs d’un jeu vidéo, incluant son his­toire, ses per­son­nages, ses mythes ou son uni­vers, à tra­vers les dia­logues, les objets ou l’environnement, sans être néces­sai­re­ment expli­ci­te­ment exposé.

2 Levées de fonds col­lec­tives uti­li­sées par des créa­teurs sur la pla­te­forme numé­rique éponyme.

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