Les responsabilités de la tragédie ukrainienne
Il est toujours délicat pour l’historien de se pencher sur “l’histoire du temps présent” du fait d’un double manque : les archives et le recul nécessaire. Pourtant, c’est ce que fait le grand spécialiste des relations internationales Georges-Henri Soutou, de l’Institut, avec une magistrale étude sur la grande rupture, celle entre la Russie et les Occidentaux. Rupture qui a conduit à la dramatique et sanglante guerre en Ukraine.
Disons-le d’emblée, l’auteur pointe une responsabilité partagée dans cette tragédie. Il en vient à cette conclusion par son expérience d’historien et par une maîtrise impressionnante des sources à notre disposition, tout en gardant la prudence et l’impartialité intrinsèques à son métier. A plusieurs reprises, il renvoie la balle aux historiens du futur qui devront répondre à bien des questions aujourd’hui laissées sans réponse.
L’histoire est en effet fondamentale pour comprendre cette affaire. La plus ancienne tout d’abord, celle qui nous fait remonter à la Première Guerre mondiale et surtout à ses conséquences, à cette déstabilisation de l’Europe induite par les traités de paix, le tracé des nouvelles frontières et la naissance de nouveaux États à la recherche de leur caractère national. Celle plus récente de l’élargissement de l’OTAN vers les frontières de la Russie et surtout de sa transformation par les Américains : “D’une alliance défensive elle passa à une force capable de souplesse et de projection.” A cet égard, Georges-Henri Soutou consacre tout un chapitre aux guerres en ex-Yougoslavie, et surtout à l’intervention occidentale au Kosovo, qui marqua une étape cruciale dans la rupture.
Une étape parmi d’autres en réalité. Au fil des pages, le lecteur suit la mécanique conduisant à l’agression du 24 février 2024 : les années 1990 marquées par l’optimisme et les illusions, les mandats de Clinton engagé dans la promotion du mondialisme et de la démocratie, la réactivation du messianisme américain, les catastrophes du néo-conservatisme et l’hostilité sans cesse plus forte à l’encontre de la Russie, dans la droite ligne des théories de Zbigniew Brzezinski. A cet égard, l’auteur pointe la responsabilité de Washington qui “soutint, soit directement soit par le biais de fondations privées, les révolutions orange en Géorgie et en Ukraine en 2005.”
Tout cela accentua la paranoïa russe. Loin de la tendance actuelle à idéaliser les désastreuses années Eltsine, Georges-Henri Soutou décrypte avec soin “le rejet de la tentative de greffe libérale en Russie”, lequel s’exprime dès la fin des années 1990. Il explique très bien que Moscou se montra disposée à intégrer une architecture de sécurité autour de l’OSCE mais pas de l’OTAN. Or, les Etats-Unis avaient la vision inverse.
Son analyse des ressorts de la pensée de Poutine met en lumière une politique prudente et ouverte dans un premier temps, jusqu’au discours de Munich de 2007, puis plus agressive à partir des années 2010. Certains avaient déjà compris qu’avec l’implication russe en Syrie et la forfaiture européenne en Libye, on fermait le livre de l’hubris occidentale. Poutine sut en profiter en restant sur le terrain du réalisme. Ce même réalisme qu’il semble avoir perdu en agressant l’Ukraine, guerre dont on perçut vite les conséquences néfastes pour la Russie. Ici encore, le poids du passé impérial et soviétique s’exerce sur le maître du Kremlin.
Ce fatal engrenage est donc décrit avec autant de minutie que de clarté dans ce livre aussi dense qu’équilibré. Une leçon d’histoire qui tranche avec les raccourcis des fameux experts…
frederic le moal
Georges-Henri Soutou, La grande rupture, 1989–2024. De la chute du mur à la guerre en Ukraine, Tallandier, octobre 2024, 368 p. — 22,90 €.
Histoire fondamentale