Jean-Pierre Gibrat signe, avec cette série, une remarquable chronique de la première moitié du XXe siècle. Il focalise son récit sur de courtes périodes révélatrices de l’atmosphère qui régnait, compte-tenu des événements qui secouaient les peuples, les sociétés, les nations. Mattéo est le fils d’un anarchiste espagnol. C’est un militant pacifiste qui se trouve entraîné, malgré lui, dans tous les conflits de la première moitié du XXe siècle. Dans une première époque, située en 1914–1915, il vit une terrible plongée dans les tranchées. En 1917–1918, il fait un séjour en Russie. À son retour, il est accusé de désertion et condamné à vingt ans de bagne. Libéré en 1929, il s’installe dans la région parisienne comme tailleur de pierres.
Pour la troisième époque, l’auteur concentre son action sur les quinze premiers jours d’août 1936 pour les premiers congés payés. Mattéo, son ami Paulin, embarquent avec Amélie dans la voiture d’Augustin, pour Collioure, pour revoir sa mère. C’est d’abord la joie, l’insouciance, la gaité qui priment pour ces premières vacances avec les pique-niques, les discussions, les réflexions, les plaisanteries amicales. Mais la situation des Républicains, en Espagne, est préoccupante, sauf pour Mattéo qui ne s’intéresse qu’au Tour de France. À la poste de Collioure, Mattéo trouve, derrière le guichet, Juliette, la femme de sa vie. Celle-ci avait préféré épouser Guillaume, le fils du châtelain du coin. Séparée, elle vit séparée avec son fils et travaille pour gagner sa vie. Et puis, après les retrouvailles, le bonheur de renouer avec les siens, des événements extérieurs se précipitent qui impactent les membres du petit groupe…
Ainsi, autour des deux semaines que durèrent les premiers congés payés de l’histoire hexagonale, Jean-Pierre Gibrat met en scène ce mouvement social qui a suscité tant d’espoirs dans les classes ouvrières, les menaces sous-jacentes de la Révolution espagnole. Il fait, avec concision et précision, une photographie de la société française, de ses principales couches sociales de l’époque. Avec Mathéo, il a conçu l’antihéros idéal, représentatif de la majorité de la population, à savoir un individu balloté au gré des événements, jouet de grandes mutations, souffre-douleur et victime d’une société en se trouvant au mauvais endroit, au mauvais moment.
Autour de son personnage central, l’auteur construit un échantillon significatif des militants depuis “Le Fidèle” qui suit une ligne sans se poser de questions, jusqu’au “Théoricien” qui reste, de fait, en dehors. Il allie faits historiques, situations de liesse ou de tension avec beaucoup d’humour, faisant passer quelques vérités. Son dessin, au trait élégant, rigoureux, est rehaussé par le jeu des à-plats de couleurs qui se chevauchent et donnent ce ton si particulier au graphisme du créateur. Il propose une mise en page dynamique mettant en valeur les détails des décors, la fugacité des expressions, des sentiments et la richesse de l’intrigue.
Si cet album peut se lire indépendamment des deux opus précédents grâce aux rappels et précisions glissées par l’auteur, il est préférable, pour en goûter toute la saveur, de déguster les premiers avatars de ce héros d’une exceptionnelle série.
serge perraud
Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin et couleur) Mattéo, “Troisième Époque (Août 1936)”, Futuropolis, novembre 2013, 73 planches – 17,00 €.