Jean-Pierre Gibrat, Mattéo : “Troisième époque (Août 1936)”

Balloté par l’Histoire…

Jean-Pierre Gibrat signe, avec cette série, une remar­quable chro­nique de la pre­mière moi­tié du XXe siècle. Il foca­lise son récit sur de courtes périodes révé­la­trices de l’atmosphère qui régnait, compte-tenu des évé­ne­ments qui secouaient les peuples, les socié­tés, les nations. Mat­téo est le fils d’un anar­chiste espa­gnol. C’est un mili­tant paci­fiste qui se trouve entraîné, mal­gré lui, dans tous les conflits de la pre­mière moi­tié du XXe siècle. Dans une pre­mière époque, située en 1914–1915, il vit une ter­rible plon­gée dans les tran­chées. En 1917–1918, il fait un séjour en Rus­sie. À son retour, il est accusé de déser­tion et condamné à vingt ans de bagne. Libéré en 1929, il s’installe dans la région pari­sienne comme tailleur de pierres.
Pour la troi­sième époque, l’auteur concentre son action sur les quinze pre­miers jours d’août 1936 pour les pre­miers congés payés. Mat­téo, son ami Pau­lin, embarquent avec Amé­lie dans la voi­ture d’Augustin, pour Col­lioure, pour revoir sa mère. C’est d’abord la joie, l’insouciance, la gaité qui priment pour ces pre­mières vacances avec les pique-niques, les dis­cus­sions, les réflexions, les plai­san­te­ries ami­cales. Mais la situa­tion des Répu­bli­cains, en Espagne, est pré­oc­cu­pante, sauf pour Mat­téo qui ne s’intéresse qu’au Tour de France. À la poste de Col­lioure, Mat­téo trouve, der­rière le gui­chet, Juliette, la femme de sa vie. Celle-ci avait pré­féré épou­ser Guillaume, le fils du châ­te­lain du coin. Sépa­rée, elle vit sépa­rée avec son fils et tra­vaille pour gagner sa vie. Et puis, après les retrou­vailles, le bon­heur de renouer avec les siens, des évé­ne­ments exté­rieurs se pré­ci­pitent qui impactent les membres du petit groupe…

Ainsi, autour des deux semaines que durèrent les pre­miers congés payés de l’histoire hexa­go­nale, Jean-Pierre Gibrat met en scène ce mou­ve­ment social qui a sus­cité tant d’espoirs dans les classes ouvrières, les menaces sous-jacentes de la Révo­lu­tion espa­gnole. Il fait, avec conci­sion et pré­ci­sion, une pho­to­gra­phie de la société fran­çaise, de ses prin­ci­pales couches sociales de l’époque. Avec Mathéo, il a conçu l’antihéros idéal, repré­sen­ta­tif de la majo­rité de la popu­la­tion, à savoir un indi­vidu bal­loté au gré des évé­ne­ments, jouet de grandes muta­tions, souffre-douleur et vic­time d’une société en se trou­vant au mau­vais endroit, au mau­vais moment.
Autour de son per­son­nage cen­tral, l’auteur construit un échan­tillon signi­fi­ca­tif des mili­tants depuis “Le Fidèle” qui suit une ligne sans se poser de ques­tions, jusqu’au “Théo­ri­cien” qui reste, de fait, en dehors. Il allie faits his­to­riques, situa­tions de liesse ou de ten­sion avec beau­coup d’humour, fai­sant pas­ser quelques véri­tés. Son des­sin, au trait élé­gant, rigou­reux, est rehaussé par le jeu des à-plats de cou­leurs qui se che­vauchent et donnent ce ton si par­ti­cu­lier au gra­phisme du créa­teur. Il pro­pose une mise en page dyna­mique met­tant en valeur les détails des décors, la fuga­cité des expres­sions, des sen­ti­ments et la richesse de l’intrigue.

Si cet album peut se lire indé­pen­dam­ment des deux opus pré­cé­dents grâce aux rap­pels et pré­ci­sions glis­sées par l’auteur, il est pré­fé­rable, pour en goû­ter toute la saveur, de dégus­ter les pre­miers ava­tars de ce héros d’une excep­tion­nelle série.

serge per­raud

Jean-Pierre Gibrat (scé­na­rio, des­sin et cou­leur) Mat­téo, “Troi­sième Époque (Août 1936)”, Futu­ro­po­lis, novembre 2013, 73 planches  – 17,00 €.

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