Linda Williams, Screening sex, une histoire de la sexualité sur les écrans américains

Le dépla­ce­ment des fantasmes

Linda Williams est pro­fes­seur d’études ciné­ma­to­gra­phiques à Ber­ke­ley. Elle est prin­ci­pa­le­ment connue pour son ouvrage fon­da­teur sur le cinéma por­no­gra­phique, Hard Core: Power, Plea­sure, and the “Frenzy of the Visible” (1989), dans lequel elle a mon­tré que le plai­sir sexuel est sys­té­ma­ti­que­ment filmé d’un point de vue mas­cu­lin. Fas­ci­née par l’analyse des corps en mou­ve­ment et leur repré­sen­ta­tion, elle a aussi déve­loppé une réflexion sur les Noirs au cinéma ainsi que sur les genres dits popu­laires (tels que le film d’horreur ou le mélo­drame).
Sai­sis­sant ce qui meut et émeut le corps du spec­ta­teur, elle explore ici com­ment à par­tir des années 60 le cinéma amé­ri­cain offi­ciel sort d’un cer­tain puri­ta­nisme. Eli­za­beth Tay­lor ose hur­ler des mots tabous, Dus­tin Hoff­man tout jeune « lau­réat » est défloré (en une sub­tile dis­tor­sion du dis­cours amou­reux) par Mrs. Robin­son, Jon Voight joue les gigo­los à Man­hat­tan. Bref, dans les stu­dios d’Hollywood comme sur les écrans des salles amé­ri­caines, la sexua­lité fait son appa­ri­tion en tant que sujet mais aussi ques­tion. Une appa­ri­tion pro­blè­ma­tique quant à ses nou­velles donnes et normes afin de repré­sen­ter les jeux des corps et les inté­grer à la nar­ra­tion et se deman­der quelles expé­riences émo­tion­nelles pro­voquent de telles scènes chez le spec­ta­teur plus que jamais voyeur.

L’auteure montre com­ment le récit ciné­ma­to­gra­phique s’intéresse à l’orgasme et aux spé­ci­fi­ci­tés des pra­tiques géni­tales, orales ou anales, aux rela­tions entre des indi­vi­dus hété­ros ou gays. Selon Linda Williams elle-même, l’histoire n’est pas la même dans le cinéma amé­ri­cain que fran­çais, et sur­tout sui­vant les publics euro­péens et amé­ri­cains. « Cette his­toire explique sans doute au moins pour­quoi les Amé­ri­cains, au lieu de se com­por­ter en adultes vis-à-vis du sexe, semblent gar­der un esprit mal tourné de gamins à l’esprit codi­fié par une morale puri­taine ». Explo­rant films étran­gers, cinéma d’exploitation ou d’avant-garde, films popu­laires ou d’auteur comme aussi la cyber­por­no­gra­phie, l’ouvrage aborde tous les genres. De Bar­ba­rella (Roger Vadim) au Secret de Bro­ke­back Moun­tain (Ang Lee), de Blue Vel­vet (David Lynch) au Retour (Hal Ashby), l’auteure pro­pose une ana­lyse fon­dée sur les tra­vaux de Freud, W. Ben­ja­min, Fou­cault, J.-B. Pon­ta­lis comme ceux de la théo­ri­cienne du cinéma Vivian Sob­chack. Linda Williams illustre ainsi la dyna­mique his­to­rique et cultu­relle par laquelle cer­taines images sexuelles passent de l’obscène et de l’off-scène à un en-scène.

Un tel livre est la pre­mière véri­table somme sur la repré­sen­ta­tion du plai­sir et de la por­no­gra­phie au cinéma. Il prouve com­ment entrer dans une salle de cinéma revient à prendre un cer­tain “contact” avec les choses du sexe et une cer­taine manière de les vivre par pro­cu­ra­tion. Mais l’auteure sou­ligne com­bien toute image pro­pose de fait une abs­trac­tion et signale mal­gré tout la méfiance envers des excès, même si les spec­ta­teurs sont insen­sibles à cette tri­che­rie. Ils en retiennent un “cli­max” qui les ras­sa­sie et les referme sur des pra­tiques “soli­taires” et sur le jeu à vide des fan­tasmes. Si une libé­ra­tion nar­ra­tive a lieu, un ali­gne­ment idéo­lo­gique et esthé­tique demeure : les tabous se déplacent mais ne dis­pa­raissent pas pour autant. Freud l’avait déjà imaginé.

jean-paul gavard-perret

Linda Williams, Scree­ning sex, une his­toire de la sexua­lité sur les écrans amé­ri­cains, édi­tions Capricci, Paris, 2014, 264 p. — 20,00 €.

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