Au commencement, il faudrait croire que Jour de ressac est un polar. La narratrice reçoit un appel téléphonique du Havre, chez elle à Paris ; au bout du fil, le lieutenant Olivier Zambra. Le corps d’un homme a été retrouvé par un pelleteur, sur la plage de la digue du nord. Elle doit venir au commissariat parce que cette affaire la « concerne. »
Le Havre, c’est la ville où elle a vécu son enfance et son adolescence auprès de son père, pilote au port, de sa mère et de son frère. Temps du collège, du lycée et de son premier amour. Mais surtout Le Havre est une ville à part, tellement « cinégénique » et l’auteure y a passé une grande partie de sa jeunesse. Des vies d’exilés y transitent. La drogue aujourd’hui inonde le port.
Son court séjour dans cette ville où elle n’est revenue qu’une seule fois pour le baptême d’un bateau sera l’occasion de replonger dans les images de son passé. L’enquête n’aboutira à rien. Au fond, l’identification du cadavre de cet homme inconnu importe peu. Maylis de Kerangal écrit autre chose. Comme la narratrice, elle a un penchant pour les histoires, les petites narrations mal foutues, et sauvages, hoquetées, étranglées, trouées de partout.
La trame policière serait linéaire pour aller droit au but alors que le texte s’échappe sans cesse entre le présent et le passé, entre cinéma et littérature. La très belle évocation des terribles bombardements de septembre 1944 sur Le Havre qui fut rasé se superpose au texte de l’allemand Dagerman et de son Automne allemand, parcours des villes allemandes anéanties elles aussi, à la fin de la guerre. La mort même de l’inconnu de la digue du nord fait écho à celle de Pasolini assassiné et retrouvé sur la plage d’Ostie ou encore à celle d’un homme en Australie, découvert lui aussi sur le rivage et d’un Russe mort dans le chenal, durant la guerre froide.
Mais l’enjeu littéraire de Jour de ressac se situe essentiellement dans une volonté farouche de décrire, de saisir une poétique des lieux et des corps. Décrire tour à tour les vagues, le port, le béton gris des immeubles, à la recherche des mots justes, précis mais aussi parvenir à fixer l’image de la fille du cinéma Channel où se serait rendu l’inconnu, qui elle-même réalise un portrait-robot de ce spectateur qu’elle pense avoir vu, ce jour de novembre.
Jacqueline, témoin de la destruction de la ville en 44, décrit également cet anéantissement, auprès de la narratrice et de son amie de lycée. L’inventeur du cadavre comme les policiers, la médecin légiste cherchent à donner corps à cet homme dont le visage n’existe pas. Pourrait-il être Craven, le premier amour disparu, effacé de la jeune vie de la narratrice et qui la hante ? Les signes particuliers des êtres et des fantômes, leur masque sont indéchiffrables.
Le ressac n’est-il pas à la fois le retour violent des vagues et celui brutal d’une émotion refoulée ?
marie du crest
Maylis de Kerangal, Jour de ressac, éditions verticales, 2024, 250 p. — 21, 00 €.