Un très beau livre qui propose une biographie détaillée de Turner, enrichie de considérations pertinentes sur son art
Joseph Mallord William Turner (1775–1851) : le plus grand peintre anglais du XIXe siècle aux côtés de John Constable, son contemporain.
Andrew Wilton : d’abord conservateur des dessins et estampes au Yale Center for British Art de New Haven, puis conservateur du Cabinet des dessins et estampes du British Museum — où furent entreposés les dessins et aquarelles de Turner avant d’être rassemblés dans la Clore Gallery for Turner Collection à la Tate Gallery de Londres — il fut nommé conservateur en chef de la Clore Gallery. Voilà donc longtemps qu’il côtoie l’œuvre de Turner ; reconnu comme le meilleur spécialiste actuel de l’artiste anglais, il travaille à la constitution du catalogue raisonné de l’œuvre — une entreprise colossale puisque Turner a légué à la postérité, selon l’inventaire qui fut dressé en 1856, 100 tableaux achevés, 182 ébauches et tableaux en cours, et un ensembe de 19 049 dessins et esquisses de tous ordres (indications données en fin d’ouvrage, dans la “chronologie”, p. 245).
Quelles figures imposantes… De leur rencontre naît un livre qui, lui, n’a rien d’intimidant ni d’austère. Sa richesse iconographique d’abord, sa mise en page parfois très mosaïquée ensuite lui confèrent un irrésistible attrait visuel. Quant à son organisation interne, d’une rigueur mathématique — un chapitre par tranche “ronde” de dix ans depuis la naissance jusqu’au décès du peintre, “1775–1800″ ; “1801–1810″… etc. - elle matérialise une progression strictement chronologique de l’étude, d’autant plus facile à suivre pour le lecteur que tous les chapitres comportent, en plus de ces bornes temporelles, un sous-titre indiquant ce qui, de la décennie considérée, a été le plus marquant pour le peintre — par exemple : “1801–1810. Membre de la Royal Academy”.
Sur les rabats de la jaquette, court une présentation du peintre, de son évolution et de la spécificité de son art remarquable par sa concision et sa précision. Mais elle ne donne pas un réel avant-goût du contenu de l’ouvrage : celui-ci n’est pas un essai d’histoire ou de philosophie de l’art, ni une analyse de l’esthétique turnerienne ; c’est plutôt un document humain. Andrew Wilton est très clair : dès son introduction — et dans les “remerciements” qui la précèdent — il se pose en biographe, non en analyste :
L’objet du présent ouvrage est de fournir les faits essentiels de la vie de Turner sous une forme aisément accessible, en rapportant autant que faire se peut les déclarations du peintre lui-même ou celles de ses contemporains.
Cela ne signifie nullement que les considérations d’ordre théorique sont absentes, mais au lieu d’être convoquées pour elles-mêmes elles s’intègrent au propos comme de simples données participant de la vie de Turner. Ce qui touche à l’esthétique et à l’évolution de la pratique picturale du peintre se trouve en général — mais pas exclusivement — concentré dans les légendes qui accompagnent les illustrations.
Il est vrai qu’une bonne part du livre vise à casser ou, du moins, à nuancer, les idées caricaturales trop communément répandues au sujet de Turner — par exemple son avarice, son égoïsme, ou la très haute estime qu’il avait de lui-même. À travers une foultitude de témoignages provenant de ses proches mais aussi de ceux qui l’ont côtoyé à titre purement professionnel se dessine le portrait d’un homme au fond éminemment généreux, fidèle dans ses amitiés, conscient de sa valeur artistique autant que de sa fragilité sociale et de son physique peu avantageux.
Mais sa façon de peindre, ses artistes de référence, ses découvertes — la gravure par exemple — sa propension à remplir des carnets entiers d’esquisses, d’aquarelles, de croquis… toutes les facettes de sa pratique artistique sont aussi décrites avec minutie, à la lumière de sa vie quotidienne telle qu’elle apparaît dans ses récits de voyage, dans les lettres où il mentionne ses commandes, dans les factures et autres documents où s’accroche cette part un peu triviale de l’existence. Il importe toutefois de préciser qu’Andrew Wilton n’écrit pas en hagiographe et qu’il ne dédaigne pas, à l’occasion, de piqueter son texte d’humour…
Conformément à ce qu’il annonce, Wilton cite sans cesse lettres, articles de journaux, passages de journaux intimes… etc. — repérables grâce aux italiques et aux alinéas ménagés dans les blocs textuels, disposés en doubles colonnes. Cette façon qu’a Wilton de montrer les matériaux mêmes sur lesquels se sont assises ses investigations donne à son livre l’aspect d’un atelier où aurait été amassé tout ce qui est utile à l’écrivain — mais un atelier fort bien rangé, dépourvu du moindre grain de poussière car l’ouvrage est parfaitement abouti et rien dans ses ultimes finitions ne semble faire défaut.
Le livre a pourtant une apparence composite : la mise en page semble parfois acrobatique et le maquettiste a dû, en plusieurs endroits, déployer des trésors d’habileté pour amener à la plus juste coïncidence texte et illustrations tant celles-ci sont nombreuses et, surtout, associées à des légendes assez longues, qui ajoutent leur content d’informations au texte lui-même déjà riche. Toutes les données se complètent et, pour tirer le meilleur parti de cette biographie, il faut de chaque page lire les moindres détails.
En plus de ce qu’il révèle sur Turner, le livre d’Andrew Wilton passionne par ce qu’il laisse entrevoir de l’attitude de l’auteur par rapport à son sujet, puis de sa méthode d’approche et de transmission. Certes d’une grande clarté malgré sa richesse et la complexité de sa mise en page, il ne s’adresse pas aux profanes — il faut déjà connaître, fût-ce de manière très superficielle, l’artiste anglais pour s’intéresser en profondeur à cette mise au point biographique extrêmement fine et méticuleuse. Disons, plus exactement, que le livre perdrait de sa valeur à être abordé comme un simple outil de découverte de l’œuvre et de la vie du grand peintre…
La jaquette, montrant en première de couverture un détail tiré de L’Incendie des Chambres des Lords et des Communes et, en quatrième, sur fond blanc, une aquarelle de Venise vue de la Giudecca en regardant vers l’est, soleil levant — tout entière, donc, aux couleurs fameuses de Turner, est certes magnifique. J’invite néanmoins le lecteur à en dépouiller le livre ; il découvrira alors une reliure toilée d’un gris profond et doux, absolument vierge à l’exception du dos, où figurent, inscrits à la feuille d’or, deux noms : celui de l’auteur à l’horizontale, serré dans l’épaisseur de la tranche et, à la verticale, en larges capitales, celui du peintre. Wilton / TURNER formant un T — un T comme Turner…
isabelle roche
Andrew Wilton, Turner, Actes Sud / Imprimerie nationale, octobre 2006, 256 p. — 49,00 €. |
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