Franchissement — In memoriam Isabelle Ayres

En guise de missive

In memo­riam Isa­belle Ayres, ma sœur

 

I

Frac­ture étrange, monde de glace immo­bile et silen­cieux. Étrange moment. Où est Isa­belle, ma sœur cadette, où a-t-elle dis­paru ?

La pre­mière chose qui me vient à l’esprit, c’est la prière en forme de mur­mure de la sagesse indienne. Une sorte d’orage lent.

Mort, chose men­tale tout d’abord (et peut-être en défi­ni­tive). Mort où rejoindre le soi par­tagé de la vie. Une lumière dans les yeux du nocher. J’en tremble et je le crains.

Qu’a-t-elle emporté avec elle dans ce fran­chis­se­ment ? un cœur ? l’huile sacra­men­telle ? une matière toute spi­ri­tuelle ? Com­ment pen­ser autrement.

La matière semble exis­tence. Com­po­sée de la pen­sée. Et la pen­sée qui per­dure n’est pas accidentelle.

Une dor­mi­tion ? un endor­mis­se­ment pro­gres­sif ou bru­tal ? Quoi qu’il en soit, c’est un moment ter­ri­fiant pour moi, ces quelques minutes avant la fin.

Ses cendres ont rejoint l’Atlantique (le bel océan du Sou­lier de satin). Son voyage se pour­suit au-delà des arrêts, au-delà des mers, au-delà de l’énigme.

Avec L’Île aux morts, le tableau de Böck­lin, se résume l’absolu de la mort, l’absolu de la dis­pa­ri­tion phy­sique qui prend forme, ici, avec quelques cyprès presque immor­tels. Une barque lumi­neuse et triste.

Pax. Il me reste une pho­to­gra­phie, Isa­belle au-dessus d’un pont, débon­naire et presque légère.

J’entends.

Les bruits alen­tour : le ron­ron­ne­ment d’un avion par­tant de l’aérodrome de Châ­teau­roux. Notre voyage au Caire. Notre voyage en Crête. Dor­mir sur le sable, dans l’hallucination pauvre de nos deux âmes liées par un pacte universel.

Je vois.

Voilà trois jours, comme ceux de l’absorption. Dif­frac­tés. Isa­belle s’enfuit dans de lourds nuages de coton orange.

A-t-elle pris la route de l’avatar (comme Corinne, ma sœur aînée, avec son sui­cide à 46 ans) ? Suffirait-il que le pas­sage vers l’au-delà s’assimile à un tun­nel orange que tra­versent les cré­pus­cules ? Cela me ras­su­re­rait pour tou­jours. Mais, per­sonne ne sait.

L’Île aux morts. Quelle len­teur ! Quel monde sans énon­cia­tion, sinon, le monde qui gît à côté de la pein­ture, c’est-à-dire, nos yeux mêlés de larmes. L’Île aux morts.

II

Il y a déjà le manque, la part man­quante de celle qui consti­tuait le fra­gile équi­libre, retrouvé, de mon ado­les­cence. Incar­nant une acti­vité poé­tique, d’écriture. Il faut se déta­cher, je le sais.

J’aurai vieilli, ou plu­tôt je vieilli­rai avec cette bles­sure, cette par­tie de moi, cette huile si dense du temps.

Cepen­dant, je suis calme, bizar­re­ment calme. Car je crois que le voyage d’Isabelle ne peut pas ne pas se pour­suivre dans un monde d’idées, un monde de sym­boles, le monde d’une vie plénière.

Quel que soit ce qui dure — ou ne dure pas — ma convic­tion se ren­force : il y a un lieu, il y a un ailleurs.

Je ne tombe dans aucune neu­ras­thé­nie. Je ne sais que me dési­gner à moi-même un inter­valle entre sa vie et sa mort. J’ai laissé l’angoisse avec ses cendres — dis­per­sées dans l’océan.

Mon espoir est tenace. L’anéantissement dans les eaux de ma sœur m’aura appris à voir der­rière la mort, voir le che­min — celui que retrace le livre des morts égyp­tiens.

C’est une espèce de connais­sance par le gouffre, par la déchi­rure. Une connais­sance sobre, limi­tée, intense et réaliste.

Mal­heu­reu­se­ment aussi un allè­ge­ment mathé­ma­tique. Nous étions quatre, puis six, et main­te­nant deux. Pour­tant cette mort d’Isabelle est agran­dis­se­ment, plas­ti­cité de l’univers mortel.

Je pense à Ana Man­dieta qui s’est cou­chée dans un tumu­lus antique, une tombe sud-américaine. Elle a devancé sa fin. Mimé l’autre monde. Ques­tionné l’existence jusqu’à sa limite.

Une image me vient à l’esprit : cet Ordet impossible.

didier ayres

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