Marie-Pierre Rey, 1814. Un Tsar à Paris

Un Tsar à Paris

Le tro­pisme fran­çais, pour ne pas dire l’obsession, sur la défaite de 1940 éclipse un évè­ne­ment simi­laire sur­venu près de 150 ans avant. En effet, peu de Fran­çais se sou­viennent qu’en 1814 Paris a été occu­pée, après une san­glante bataille aux portes même de la capi­tale. Au centre de la défaite de Napo­léon, un homme joue un rôle moteur, le tsar Alexandre Ier de Rus­sie. Il faut donc lire le livre à la fois savant et déli­cieux écrit par une des meilleures spé­cia­listes actuelles de l’histoire russe, Marie-Pierre Rey. A l’aide de riches archives, elle retrace les vicis­si­tudes de la chute de l’Empire, sous les coups de l’Europe coa­li­sée, et sur­tout met en lumière la per­son­na­lité autant que l’action de ce sou­ve­rain mal connu en France.

Alexandre Ier est en effet intri­gant. Maître auto­crate du pou­voir russe, il est séduit par les Lumières dans sa jeu­nesse, conserve une incli­nai­son libé­rale qui l’influence dans sa poli­tique fran­çaise, avant de deve­nir dans les années 1820 un conser­va­teur intran­si­geant. Marie-Pierre Rey insiste sur la volonté du tsar de débar­ras­ser l’Europe de Napo­léon, d’où son rejet de tout com­pro­mis : il faut com­battre jusqu’à la vic­toire. Mais cette intran­si­geance n’a rien à voir avec la guerre totale du XXè siècle. Bien au contraire – et ce point est très bien démon­tré dans l’ouvrage – Alexandre Ier insiste pour que la popu­la­tion civile fran­çaise soit pré­ser­vée des hor­reurs de toute occu­pa­tion. Il n’est animé par aucun esprit de ven­geance à l’encontre de la France et de ses habi­tants. Rien à voir donc avec l’Armée rouge de Sta­line quand elle entre en Alle­magne ! De plus, il pré­serve la France dans les négo­cia­tions poli­tiques. La paix en Europe, que seul l’équilibre des puis­sances assu­rera, repose sur un trai­te­ment modéré du pays qui a pour­tant mis le conti­nent à feu et à sang depuis 1792.

De la même manière, l’autocrate ne compte pas res­tau­rer en France la monar­chie abso­lue. S’il finit par se ral­lier au retour des Bour­bons qui ne lui en mani­fes­te­ront guère de recon­nais­sance, il pousse, avec l’aide du facé­tieux Tal­ley­rand (!), à l’instauration d’un régime libé­ral. Il semble mieux com­prendre que cer­tains ultras que le retour à la monar­chie d’avant 1789 est impos­sible. L’autre point très inté­res­sant réside, au-delà de l’accueil somme toute cha­leu­reux que les Pari­siens réservent aux Russes, dans les rela­tions entre les occu­pants et les occu­pés. Mal­gré les ordres don­nés, il y a bien eu des pillages, des viols, des exé­cu­tions de la part des Russes, aux­quels les pay­sans fran­çais ont répondu par la vio­lence. Dans la capi­tale, les Cosaques qui bivouaquent sur le Champ de Mars et les Champs-Elysées (!), se livrent à quelques rapines et dégra­da­tions. Des rixes éclatent entre les par­ti­sans de l’empereur déchu et les vain­queurs. Rapi­de­ment, un cer­tain désen­chan­te­ment se fait sen­tir des deux côtés. Il n’empêche. La « quête d’exotisme » de l’élite pari­sienne la pousse à s’intéresser à ces sol­dats si par­ti­cu­liers, tan­dis que Paris exerce sur les offi­ciers russes, mais aussi sur les sol­dats, une attrac­tion qui ne se démen­tira pas. Beau­coup revien­dront en Rus­sie avec des idées libé­rales. On ne se frotte pas impu­né­ment à la liberté… La figure du tsar domine cette effer­ves­cence, à tel point que Marie-Pierre Rey parle d’une véri­table « Alexandromanie ».

Bref, l’image de bar­ba­rie asia­tique qui col­lait aux Russes depuis long­temps et que la pro­pa­gande impé­riale avait agi­tée s’émousse. De plus, la contri­bu­tion russe à la vic­toire consacre, d’une manière défi­ni­tive, la place de l’empire du nord au sein des grandes puis­sances. La Rus­sie est désor­mais européenne.

fre­de­ric le moal

Marie-Pierre Rey, 1814. Un Tsar à Paris, Flam­ma­rion, février 2014, 329 p. - 22,00 €

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