Le roman vertical selon Picabia
Caravansérail à cause sans doute de ses « scènes cosmopolites » est refusé en 1924 par Gallimard. Picabia ne s’en soucie guère, passe à autre chose et oublie son roman. Il est « récupéré » 50 ans plus tard par Belfond qui le republie aujourd’hui dans une édition établie par Luc-Henri Mercié. Dans ce livre, le quartier de Montparnasse devient un discours hybride, une cacophonie habile émise par ses habitants ; certains meurent parfois dans la rue, d’autres en cols impeccables (les Surréalistes) exécutent Dada et se prennent pour la subversion (qu’ils viennent d’étrangler) en marche.
Face au « texte » de la ville, le roman propose un contre-texte. Paris et ses avant-gardes s’y inscrivent en jouant un rôle structurel dans l’articulation de la narration autobiographique. Cafés, bordels, hôtels de passe, ateliers, appartements plus ou moins bourgeois sont des endroits où trouvent refuge la solitude et l’équivoque d’êtres qui errent inlassablement des uns aux autres. Chacun d’eux possède un code reconnaissable. Mais le quartier n’est jamais traité en tant que décor pittoresque ou ténébreux. Prostitutions, réunions littéraires et artistiques, promiscuités au sein de la pauvreté : tout est dépourvu d’un traitement didactique et éthique. Reste la prose chaotique de la métropole comme lieu de dérives, lesquelles accentuent l’altérité des mœurs, des comportements d’entités ethniquement et culturellement hétérogènes. Le ressentiment social, la folie mystique, la prétention petite-bourgeoisie d’un surréalisme à la mentalité étriquée, la criminalité hallucinée, le maquereautage, la manipulation ne sont pas des « cas » mais le terreau de citadins nouveaux ou anciens, déclassés ou surclassés arrimés au même vaisseau.
Toute une toponymie lexicale se dessine et donne sens à l’espace du quartier construit sur des séries d’antagonismes. Existent l’opposition entre la saleté et le vacarme d’un côté, l’iconoclastie et la prétention littéraire de l’autre : la partition romanesque de Picabia les organise en quelque sorte musicalement. Il y là un hymne à la schizophrénie urbaine et artistique dans un hymne radicalement opposé au réalisme comme au surréalisme. Picabia ne procède jamais à coup de descriptions morphologiques exhaustives mais tel un cinéaste expressionniste. Jouant sur l’ensemble du clavier des sens comme de l’éreintement, la partition devient la symphonie romanesque de Montparnasse. Elle était trop nouvelle et partisane dans les années 20 pour être acceptée telle quelle.
jean-paul gavard-perret
Francis Picabia, Caravansérail, Belfond, 2014, 190 p. — 18,00 €