Francis Picabia, Caravansérail

Le roman ver­ti­cal selon Picabia

Cara­van­sé­rail  à cause sans doute de ses « scènes cos­mo­po­lites » est refusé en 1924 par Gal­li­mard. Pica­bia ne s’en sou­cie guère, passe à autre chose et oublie son roman. Il est « récu­péré » 50 ans plus tard par Bel­fond qui le repu­blie aujourd’hui dans une édi­tion éta­blie par Luc-Henri Mer­cié. Dans ce livre, le quar­tier de Mont­par­nasse devient un dis­cours hybride, une caco­pho­nie habile émise par ses habi­tants ; cer­tains meurent par­fois dans la rue, d’autres en cols impec­cables (les Sur­réa­listes) exé­cutent Dada et se prennent pour la sub­ver­sion (qu’ils viennent d’étrangler) en marche.
Face au « texte » de la ville, le roman pro­pose un contre-texte. Paris et ses avant-gardes s’y ins­crivent en jouant un rôle struc­tu­rel dans l’articulation de la nar­ra­tion auto­bio­gra­phique. Cafés, bor­dels, hôtels de passe, ate­liers, appar­te­ments plus ou moins bour­geois sont des endroits où trouvent refuge la soli­tude et l’équivoque d’êtres qui errent inlas­sa­ble­ment des uns aux autres. Cha­cun d’eux pos­sède un code recon­nais­sable. Mais le quar­tier n’est jamais traité en tant que décor pit­to­resque ou téné­breux. Pros­ti­tu­tions, réunions lit­té­raires et artis­tiques, pro­mis­cui­tés au sein de la pau­vreté : tout est dépourvu d’un trai­te­ment didac­tique et éthique. Reste la prose chao­tique de la métro­pole comme lieu de dérives, les­quelles accen­tuent l’altérité des mœurs, des com­por­te­ments d’entités eth­ni­que­ment et cultu­rel­le­ment hété­ro­gènes. Le res­sen­ti­ment social, la folie mys­tique, la pré­ten­tion petite-bourgeoisie d’un sur­réa­lisme à la men­ta­lité étri­quée, la cri­mi­na­lité hal­lu­ci­née, le maque­reau­tage, la mani­pu­la­tion ne sont pas des « cas » mais le ter­reau de cita­dins nou­veaux ou anciens, déclas­sés ou sur­clas­sés arri­més au même vaisseau.

Toute une topo­ny­mie lexi­cale se des­sine et donne sens à l’espace du quar­tier construit sur des séries d’antagonismes. Existent l’opposition entre la saleté et le vacarme d’un côté, l’iconoclastie et la pré­ten­tion lit­té­raire  de l’autre : la par­ti­tion roma­nesque de Pica­bia les orga­nise en quelque sorte musi­ca­le­ment. Il y là un hymne à la schi­zo­phré­nie urbaine et artis­tique dans un hymne radi­ca­le­ment opposé  au réa­lisme comme au sur­réa­lisme. Pica­bia ne pro­cède jamais à coup de des­crip­tions mor­pho­lo­giques exhaus­tives mais tel un cinéaste expres­sion­niste. Jouant sur l’ensemble du cla­vier des sens comme de l’éreintement, la par­ti­tion devient la sym­pho­nie roma­nesque de Mont­par­nasse. Elle était trop nou­velle et par­ti­sane dans les années 20 pour être accep­tée telle quelle.

jean-paul gavard-perret

Fran­cis Pica­bia, Cara­van­sé­rail, Bel­fond, 2014, 190 p. — 18,00 € 

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