Il fait plaisir de voir une scène de théâtre (ou dans l’imagination de la lecture de la pièce dans un fauteuil) où des luttes sont presque au corps-à-corps entre des personnages très typés et bien découpés, saillants, se déroulant comme une espèce de rituel d’exorcisme, de règlements de compte, sous influence de querelles familiales.
L’on y voit purement le bien et le mal, ces deux mots fameux de La Nuit du chasseur, s’opposer comme deux mondes qui cohabitent au sein d’une même famille, violence induite et calme inquiet. Et cela ouvre quand même sur la possibilité d’une résilience, même brève, accalmie entre deux forces humaines qui, en vrai, sont incommensurables.
Saturne s’emportant
Mais il était déjà mort dans son ventre
Elle attendait un cadavre
Aujourd’hui est un grand jour pour moi
C’est mon anniversaire
Je tiens à le fêter
L’on peut être sensible à la leçon morale, si l’on peut concevoir une axiologie au théâtre, leçon très succincte et combien élémentaire, de la déréliction de membres d’une même fratrie qui se déchirent, et qui cherche aussi à grandir. Un enfant mort-né, voilà ce qui subsiste, la haine d’un fils contre son père ; forme biblique de l’assassinat d’Abel, ou tromperie opérée par Jacob contre son Esaü. Sauvagerie, état basique du patriarcat, affrontements des hommes entre eux.
J’ai parlé de résilience. J’y reviens un instant. Car la fin de la pièce est très intéressante de ce point de vue. Elle met en scène un acteur qui quitte son personnage, abandonne son rôle de tortionnaire pour finir dans la peau d’un comédien qui rétablit la justice. Cependant, il reste la mort, l’absence, la relation filiale en son échec, des personnages presque en sang qui quittent le monde connu et paisible de la salle de théâtre pour devenir cathartiques et ainsi purger la crainte et la pitié, tout comme le fait Titus Andronicus.
Mais une force invisible veillait sur moi
cette force invisible me disait de me battre
de ne pas me laisser abattre par un père qui a abandonné son fils
un fichu père qui n’a jamais pensé à son fils
d’oublier ce fichu père qui m’a oublié
de me battre si fort
tellement fort
pour
un jour regarder ce fichu père en face et cracher sur son visage
Ce qui demeure le plus vif, c’est l’idée d’une famille touchée par la destruction, la dislocation, la détérioration, un lieu infecté et putride. Est-ce ici un texte profane ? Peut-être pourrait-on le considérer comme une cantate ou comme un chant de mort, un Kaddish ? En tout état de cause, ce théâtre ouvre à la vie charnelle, aux métaphores de la chair, au sang du sacrifice et du pardon (si l’on considère surtout l’acteur quittant, à la fin de la pièce, la peau de son personnage). L’insulte, la révolte participent de cette fabrication de l’enfer, et en sont peut-être son pendant clair, sa noblesse en quelque sorte, car il y a la vie là.
Je suis Misandra
Je fouette le patriarcat
Je suis Misandra
Je démonte le patriarcat
Je suis Misandra
Je massacre le patriarcat
Je suis le cœur fumant des guerrières intrépides
Or s’il y a combat, il y a force et résistance. Une expérience de l’affrontement. Et en cela le texte est d’une grande dramaturgie (l’on pourrait ajouter la tragédie grecque — notamment les pièces archaïques d’Eschyle). Nous sommes au théâtre, bien heureusement.
didier ayres
Hakim Bah, Misandra suivi de Dislocation cervicale, Avant-propos Clément Poirée, éd. Quartett, 2024, 123 p. — 15,00 €.