Les physiciens quantiques ont découvert que le temps et l’espace n’existent pas. Ils postulent que les durées sont trop courtes pour être fragmentées et que, partant, le temps ne peut exister de même que l’espace. L’Univers entier se compose d’une infinité d’événements. Ce qui nous semble être un objet – une pelle à tarte par exemple – est en réalité un événement se déroulant à une vitesse dont nous ne pouvons pas avoir conscience. Car cette pelle à tarte est en réalité dans un état de transformation constant.
À l’échelle de l’univers, rien n’existe. Tout n’est qu’une forme éphémère. Les poètes savaient cela depuis belle lurette. La littérature précède toujours la science, non parce qu’elle la devance, mais par que son pas de côté anticipe les futures courbures décrites par les scientifiques. Les poètes ne sont jamais en retard d’un métro d’avance. Ils sont sans atmosphère.
Le temps n’existe pas et les durées sont longues et pesantes. La lourde pesée de la durée aplatit les cœurs et écrase les esprits si bien que le « temps » ne nous semble pas insaisissable mais insistant dans ses écrasements. L’ennui rapporte ce sentiment d’inexistence temporelle au niveau de l’échec social tandis que la déréliction la restitue au niveau de l’être lui-même comme, quand enfant, la fièvre donnait la sensation que le plafond fondait sur nous tel un aigle blanc de plâtre.
Au fond, il n’y a rien ni temps ni espace, simplement l’habitude de ne pas penser à ce que nous sommes vraiment. Ecoutons Léon Bloy dans son formidable Journal : « Noël terrible. Tristesse énorme, croupissement de tristesse noire (…). Sensation d’une solitude, d’une déréliction effroyables ». La tristesse et la mélancolie (qui est sa forme socialisée) marquent cette prise de conscience de l’inexistence de tout, particulièrement du temps – cette prostituée qui nous fait croire que la force et la beauté nous guident.
Dès lors, les proximités spirituelles ne sont pas dans la tripartition temporelle mais dans l’infini de ce qui est sans existence. Dans cette perspective, le temps est un rat d’égout qui survole la tapette à souris et dont s‘énamoure l’arsenic. Il existe plein d’exemples d’accointance extratemporelle. Voyez Virgile, il écrit son Enéide entre 29 et 19 avant Jésus-Christ qui se divise en douze chants et contient, à sa mort, environ dix mille vers. Quel talent et quelle singularité, se dit-on.
Pourtant, à bien égards, Quintus de Smyrne, qui a complété lui aussi Homère, à quelques siècles d’écart, n’a pas à rougir de son prédécesseur. Il y a là, non une filiation qui rendrait compte d’une linéarité temporelle, mais une juxtaposition de fond dont le temps ne peut rendre compte. Lisons le chant 1 de la Suite d’Homère ou Posthomériques du brave Quintus, où Penthésilée défonce les Grecs sous Troie : « elle enfonce les phalanges de Grecs et, souriant de leur frayeur, elle leur crie d’une voix menaçante : « Misérables, je vengerai sur vos têtes tous les maux que vous avez faits à Priam. N’espérez pas qu’aucun de vous puisse échapper à mon bras, ni revoir un jour son épouse, ses enfants ou ses proches ; vous allez être la pâture des oiseaux ou la proie des bêtes voraces, et jamais la terre ne couvrira vos cendres ». Achille finira par tuer Penthésilée et l’aimer, morte en raison de sa beauté.
Regardons-le : « Tandis que les Grecs dépouillent les morts de leurs armes couvertes de sang, Achille désolé ne peut éloigner ses regards de celle qu’il vient de priver de la vie ; un mortel chagrin le dévore, et il paraît aussi touché de sa perte qu’il l’avait été de celle de son fidèle Patrocle ». N’est-ce pas admirable ?
Dans cette privation de la vie, il demeure plusieurs éternités et aucune saison particulière. Le costume ne fait pas une époque. J’ai retrouvé Quintus de Smyrne dans nombre de passages de Ernst Jünger. Le temps étant une affaire attendue, je constate que, à partir d’un « certain âge », dépendant de la maturité de chacun, que je pourrais fixer arbitrairement comme un galet à cinquante ans, la réalité est exclusivement répétitive et sans attrait ; elle s’effiloche jusqu’à expirer : on se brosse les dents, on remplit le lave-vaisselle, on part en vacances, on s’occupe des petits-enfants, on tire misérablement sa crampe.
Dans cet évanouissement de la réalité comme galerie de faits, seule la vie spirituelle est inventive, si l’on est créateur. Le réel se déréalise comme fait et s’exacerbe comme esprit. Ainsi, mourir n’est ni un problème ni une solution. Cette disparition du réel est un atout qui permet de faire de l’existence, pour les « années restantes », un blitz de poésie. On retire enfin le stéthoscope et on appose son oreille sur le sein. Bref, on emmerde Laënnec.
Tout redevient dangereux et le danger est la forme la plus amicale de l’existence, sans croisée des chemins, sans révérence à faire dans ce monde où « tout chaque jour devient inoffensif ». La compréhension de l’inexistence du temps et, dans une moindre mesure, de l’espace aboutit à ne plus vivre par contumace avec ce « goût du saccage » dans la bouche qui nous révèle à nous-mêmes, c’est-à-dire à l’amour, « ce spectre, ou ce génie de diamant qui me murmure un nom pareil à la fraîcheur… un sens irrépressible du délit ».
C’est ainsi que nous pouvons échapper aux convulsions de la vulgarité, aux passions tristes du ressentiment, de la haine, de la colère, de la peur. Le stupéfiant de la joie, venant « des frontières de l’abîme », fait circuler dans vos veines l’étrangeté de l’absolu et de cette imagination qui en est le garde du corps. L’imagination est une sorte de montée en gamme de la joie, l’hoplite fidèle qui préfère revenir « sur son bouclier que sans son bouclier » comme le dit si bien Tyrtée.
Dans la joie et l’image, dans l’image et la joie – deux vertus presque interchangeables bien que l’une induise l’autre dans l’ordre qui vous plaira –, se découvre l’honneur d’échapper à la société humaine conçue comme une impasse temporelle, surtout quand elle prend la forme d’une meute de poètes dont l’objectif ultime est de se faire la courte échelle, montée sur un escabeau, dans la vision enchantée de ce qu’est une échelle.
Les tribus poétiques, tels des randonneurs sexagénaires avec des bâtons de skis (j’ai cité Aragon qui, fort heureusement, a quitté le surréalisme dans ce qu’il avait de grégaire), ou des cliques à la Char, nous font regretter les trous de vers et la solitude sollicitée des poètes sans filet. Car si la poésie est sans pourquoi, elle doit être surtout sans enclos. Cela évite toute rencontre avec un berger.
valery molet