Quitus à Homère, Virgile et Quintus de Smyrne

Les phy­si­ciens quan­tiques ont décou­vert que le temps et l’espace n’existent pas. Ils pos­tulent que les durées sont trop courtes pour être frag­men­tées et que, par­tant, le temps ne peut exis­ter de même que l’espace. L’Univers entier se com­pose d’une infi­nité d’événements. Ce qui nous semble être un objet – une pelle à tarte par exemple – est en réa­lité un évé­ne­ment se dérou­lant à une vitesse dont nous ne pou­vons pas avoir conscience. Car cette pelle à tarte est en réa­lité dans un état de trans­for­ma­tion constant.

À l’échelle de l’univers, rien n’existe. Tout n’est qu’une forme éphé­mère. Les poètes savaient cela depuis belle lurette. La lit­té­ra­ture pré­cède tou­jours la science, non parce qu’elle la devance, mais par que son pas de côté anti­cipe les futures cour­bures décrites par les scien­ti­fiques. Les poètes ne sont jamais en retard d’un métro d’avance. Ils sont sans atmo­sphère.
Le temps n’existe pas et les durées sont longues et pesantes. La lourde pesée de la durée apla­tit les cœurs et écrase les esprits si bien que le « temps » ne nous semble pas insai­sis­sable mais insis­tant dans ses écra­se­ments. L’ennui rap­porte ce sen­ti­ment d’inexistence tem­po­relle au niveau de l’échec social tan­dis que la déré­lic­tion la res­ti­tue au niveau de l’être lui-même comme, quand enfant, la fièvre don­nait la sen­sa­tion que le pla­fond fon­dait sur nous tel un aigle blanc de plâtre.

Au fond, il n’y a rien ni temps ni espace, sim­ple­ment l’habitude de ne pas pen­ser à ce que nous sommes vrai­ment. Ecou­tons Léon Bloy dans son for­mi­dable Jour­nal : « Noël ter­rible. Tris­tesse énorme, crou­pis­se­ment de tris­tesse noire (…). Sen­sa­tion d’une soli­tude, d’une déré­lic­tion effroyables ». La tris­tesse et la mélan­co­lie (qui est sa forme socia­li­sée) marquent cette prise de conscience de l’inexistence de tout, par­ti­cu­liè­re­ment du temps – cette pros­ti­tuée qui nous fait croire que la force et la beauté nous guident.
Dès lors, les proxi­mi­tés spi­ri­tuelles ne sont pas dans la tri­par­ti­tion tem­po­relle mais dans l’infini de ce qui est sans exis­tence. Dans cette pers­pec­tive, le temps est un rat d’égout qui sur­vole la tapette à sou­ris et dont s‘énamoure l’arsenic. Il existe plein d’exemples d’accointance extra­tem­po­relle. Voyez Vir­gile, il écrit son
Enéide entre 29 et 19 avant Jésus-Christ qui se divise en douze chants et contient, à sa mort, envi­ron dix mille vers. Quel talent et quelle sin­gu­la­rité, se dit-on.

Pour­tant, à bien égards, Quin­tus de Smyrne, qui a com­plété lui aussi Homère, à quelques siècles d’écart, n’a pas à rou­gir de son pré­dé­ces­seur. Il y a là, non une filia­tion qui ren­drait compte d’une linéa­rité tem­po­relle, mais une jux­ta­po­si­tion de fond dont le temps ne peut rendre compte. Lisons le chant 1 de la Suite d’Homère ou Post­ho­mé­riques du brave Quin­tus, où Pen­thé­si­lée défonce les Grecs sous Troie : « elle enfonce les pha­langes de Grecs et, sou­riant de leur frayeur, elle leur crie d’une voix mena­çante : « Misé­rables, je ven­ge­rai sur vos têtes tous les maux que vous avez faits à Priam. N’espérez pas qu’aucun de vous puisse échap­per à mon bras, ni revoir un jour son épouse, ses enfants ou ses proches ; vous allez être la pâture des oiseaux ou la proie des bêtes voraces, et jamais la terre ne cou­vrira vos cendres ». Achille finira par tuer Pen­thé­si­lée et l’aimer, morte en rai­son de sa beauté.
Regardons-le : « Tan­dis que les Grecs dépouillent les morts de leurs armes cou­vertes de sang, Achille désolé ne peut éloi­gner ses regards de celle qu’il vient de pri­ver de la vie ; un mor­tel cha­grin le dévore, et il paraît aussi tou­ché de sa perte qu’il l’avait été de celle de son fidèle Patrocle ». N’est-ce pas admirable ?

Dans cette pri­va­tion de la vie, il demeure plu­sieurs éter­ni­tés et aucune sai­son par­ti­cu­lière. Le cos­tume ne fait pas une époque. J’ai retrouvé Quin­tus de Smyrne dans nombre de pas­sages de Ernst Jün­ger. Le temps étant une affaire atten­due, je constate que, à par­tir d’un « cer­tain âge », dépen­dant de la matu­rité de cha­cun, que je pour­rais fixer arbi­trai­re­ment comme un galet à cin­quante ans, la réa­lité est exclu­si­ve­ment répé­ti­tive et sans attrait ; elle s’effiloche jusqu’à expi­rer : on se brosse les dents, on rem­plit le lave-vaisselle, on part en vacances, on s’occupe des petits-enfants, on tire misé­ra­ble­ment sa crampe.
Dans cet éva­nouis­se­ment de la réa­lité comme gale­rie de faits, seule la vie spi­ri­tuelle est inven­tive, si l’on est créa­teur. Le réel se déréa­lise comme fait et s’exacerbe comme esprit. Ainsi, mou­rir n’est ni un pro­blème ni une solu­tion. Cette dis­pa­ri­tion du réel est un atout qui per­met de faire de l’existence, pour les « années res­tantes », un
blitz de poé­sie. On retire enfin le sté­tho­scope et on appose son oreille sur le sein. Bref, on emmerde Laënnec.

Tout rede­vient dan­ge­reux et le dan­ger est la forme la plus ami­cale de l’existence, sans croi­sée des che­mins, sans révé­rence à faire dans ce monde où « tout chaque jour devient inof­fen­sif ». La com­pré­hen­sion de l’inexistence du temps et, dans une moindre mesure, de l’espace abou­tit à ne plus vivre par contu­mace avec ce « goût du sac­cage » dans la bouche qui nous révèle à nous-mêmes, c’est-à-dire à l’amour, « ce spectre, ou ce génie de dia­mant qui me mur­mure un nom pareil à la fraî­cheur… un sens irré­pres­sible du délit ».
C’est ainsi que nous pou­vons échap­per aux convul­sions de la vul­ga­rité, aux pas­sions tristes du res­sen­ti­ment, de la haine, de la colère, de la peur. Le stu­pé­fiant de la joie, venant « des fron­tières de l’abîme », fait cir­cu­ler dans vos veines l’étrangeté de l’absolu et de cette ima­gi­na­tion qui en est le garde du corps. L’imagination est une sorte de mon­tée en gamme de la joie, l’hoplite fidèle qui pré­fère reve­nir « sur son bou­clier que sans son bou­clier » comme le dit si bien Tyrtée.

Dans la joie et l’image, dans l’image et la joie – deux ver­tus presque inter­chan­geables bien que l’une induise l’autre dans l’ordre qui vous plaira –, se découvre l’honneur d’échapper à la société humaine conçue comme une impasse tem­po­relle, sur­tout quand elle prend la forme d’une meute de poètes dont l’objectif ultime est de se faire la courte échelle, mon­tée sur un esca­beau, dans la vision enchan­tée de ce qu’est une échelle.
Les tri­bus poé­tiques, tels des ran­don­neurs sexa­gé­naires avec des bâtons de skis (j’ai cité Ara­gon qui, fort heu­reu­se­ment, a quitté le sur­réa­lisme dans ce qu’il avait de gré­gaire), ou des cliques à la Char, nous font regret­ter les trous de vers et la soli­tude sol­li­ci­tée des poètes sans filet. Car si la poé­sie est sans pour­quoi, elle doit être sur­tout sans enclos. Cela évite toute ren­contre avec un berger. 

valery molet

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