Les fenêtres : astrophysique et poésie — entretien avec Éric Chassefière (Le jardin est visage)

Eric Chas­se­fière invente la poé­sie en tant qu’outil méconnu en termes de bou­le­ver­se­ment du regard dont la spi­ri­tua­lité et la rela­tion « amou­reuse » au monde creusent dans l’âtre de l’être l’espace et des élé­ments pre­miers. La « beauté » en est la mys­té­rieuse qua­lité. Pré­sente à l’état latent chez cha­cun, elle peut être déve­lop­pée sous l’effet conju­gué d’une capa­cité d’attention, d’échanges, d’un usage immo­déré de la poé­sie. Un telle œuvre per­met de mon­trer les signes avant-coureurs d’une des fonc­tions humaines les plus essen­tielles. L’auteur per­met d’entrer en contact avec le monde « pour cet autre en nous » : celui qui au soir de sa vie entend encore « dans la fenêtre ouverte chan­ter l’enfance ». C’est un presque infini apprentissage.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le désir d’enrichir et pour­suivre au quo­ti­dien une œuvre : poé­tique (depuis une quin­zaine d’années), scien­ti­fique (sur le temps de ma vie pro­fes­sion­nelle), pic­tu­rale (dans mon enfance), c’est-à-dire tout sim­ple­ment pour moi d’exister.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
À six ans, je me rêvais cos­mo­naute ou maçon ; je suis devenu astro­phy­si­cien et poète, une façon peut-être de réa­li­ser ces rêves.

A quoi avez-vous renoncé ?
Je n’ai pas le sen­ti­ment d’avoir renoncé, consciem­ment du moins, à quoi que ce soit. Bien sûr, de nom­breuses voies se sont fer­mées toutes seules, comme celle d’une car­rière de pia­niste, qui a pos­te­riori m’aurait plu.

D’où venez-vous ?
Du bruis­se­ment d’un arbre au vent, la nuit, dans le jar­din d’enfance. Un peu comme l’univers, qui serait né d’une fluc­tua­tion quantique.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
Le goût pour la lit­té­ra­ture et les arts de mon père, la déci­sion de ma mère de me faire étu­dier le piano.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Je ne suis guère porté sur les petits plai­sirs, res­sen­tant faci­le­ment l’ennui, et le sen­ti­ment de l’inexistence. Les grands plai­sirs seuls, des plai­sirs en ce qui me concerne plu­tôt soli­taires, l’écriture poé­tique, la réso­lu­tion d’une énigme scien­ti­fique, la pra­tique du piano, donnent relief et sens à ma vie. Un petit plai­sir quand même, celui de voya­ger, depuis la flâ­ne­rie dans Paris jusqu’à la visite de pays loin­tains, au hasard de routes et de villes improbables.

Qu’est-ce qui dis­tingue votre tra­vail de res­pon­sable de publi­ca­tion ?
La néces­sité de sor­tir de mon uni­vers poé­tique pour appré­hen­der, le plus objec­ti­ve­ment pos­sible, d’autres uni­vers poé­tiques, ce qui me demande beau­coup d’effort et s’avère assez désta­bi­li­sant pour mon propre tra­vail d’écriture. Mais c’est très enri­chis­sant, et je peux par ailleurs m’appuyer sur la diver­sité d’appréciation du comité de lec­ture d’Encres Vives.

Com­ment définiriez-vous votre propre poé­sie ?
Une poé­sie de l’enlacement, de la fusion avec la nature et la vie qui l’anime, la quête d’une unité per­due entre soi et le monde, une poé­sie que cer­tains amis poètes m’ont dit juger pro­fon­dé­ment cos­mique, tou­chant à l’infini des choses.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Les blés cou­chés par le mis­tral lorsqu’après mes études supé­rieures je suis revenu plus fré­quem­ment dans le mas fami­lial d’enfance, où j’avais passé les deux pre­mières années de ma vie, puis régu­liè­re­ment tous les étés jusqu’à l’adolescence, lieu d’une véri­table renais­sance à moi-même. Je garde très peu de sou­ve­nirs, visuels ou autres, de l’enfance pre­mière, celle d’avant cette reconstruction.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Peu de sou­ve­nirs de mes lec­tures d’enfance, j’étais un matheux plu­tôt qu’un lit­té­raire. Vers 18 ans, j’ai décou­vert Éluard, avec notam­ment ses poèmes d’amour, puis Apol­li­naire et le Saint-John Perse de « Vents », poètes que j’ai lus abon­dam­ment durant mes études supé­rieures scientifiques.

Quelles musiques écoutez-vous ?
La musique clas­sique en géné­ral, avec un goût mar­qué pour celle de Bach, mais aussi celles de Mozart, Mah­ler, Stravinski…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Le recueil de poèmes inti­tulé « Ce qui fut sans lumière » d’Yves Bon­ne­foy, que je décou­vris dans les années 1990, et dont la pénombre et les cou­leurs bai­gnant cer­tains poèmes m’ont immé­dia­te­ment tou­ché et ins­piré. Bon­ne­foy a long­temps consti­tué pour moi un modèle, et je pense que cela peut se sen­tir dans cer­tains de mes poèmes. J’y reviens régulièrement.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Je pleure faci­le­ment, et d’innombrables films m’ont fait pleu­rer de cha­grin. Citons donc un film qui m’a fait pleu­rer de joie, la joie ici toute céleste, aux larmes déli­cates, de tou­cher l’éternité : « Le miroir » d’Andreï Tar­kovski, avec la belle musique de Bach qui l’accompagne, quand je l’ai vu pour la pre­mière fois à la fin des années 1970. Cer­tains films de Paso­lini ou de Berg­mann m’ont pro­curé la même jubi­la­tion intérieure.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Plus jeune, je ne voyais sou­vent qu’un masque imper­son­nel et froid, il m’est arrivé aussi de voir mon frère, avec qui la res­sem­blance n’est pour­tant pas frap­pante, main­te­nant je vois quelqu’un aux sour­cils et au che­veux blan­chis qui me res­semble davan­tage, je me suis avec le temps rap­pro­ché de moi-même je crois.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À per­sonne me semble-t-il, même pour des décla­ra­tions d’amour aux­quelles la simple rai­son aurait pour­tant dû me faire renoncer.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Venise, avec son dédale de ruelles et de canaux dans lequel on prend plai­sir à éter­nel­le­ment se perdre, et se retrou­ver, à la fois soi-même et autre.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Je ne suis pas très bran­ché sur la vie lit­té­raire et artis­tique, me concen­trant par nature, exis­ten­tiel­le­ment, sur le « faire ». Bon­ne­foy, Paso­lini, sont des poètes qui me plaisent. Dans le domaine de la chan­son, j’ai appré­cié Ferré, Clerc ou encore Nou­garo. En pein­ture, notam­ment les peintres amé­ri­cains, De Koo­ning, Rothko. Chez les roman­ciers, Phi­lip Roth, Gior­gio Bas­sani par exemple. Cela ne sont que des exemples, car je n’ai pas de pré­fé­rences affirmées.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un cof­fret des dif­fé­rents enre­gis­tre­ments exis­tants de « L’art de la fugue » de Bach.

Que défendez-vous ?
Je défends la liberté et l’universalisme, et si je devais m’engager, cela serait, plu­tôt que dans le mili­tan­tisme poli­tique (les expé­riences pas­sées n’ont pas été concluantes), dans les actions concrètes en faveur des migrants (ce que j’ai un peu fait), ou dans l’aide au déve­lop­pe­ment. La reprise d’Encres Vives est d’une cer­taine façon un acte mili­tant, car la poé­sie c’est la liberté de vivre à l’état pur.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est une phrase de psy­cha­na­lyste, assez dépri­mante. Bien sûr, on n’a pas en soi la capa­cité illi­mi­tée d’aimer, et par ailleurs l’amour qu’on reçoit ne peut à lui seul com­bler tous les manques. Cela va de soi, et je sup­pose que c’est plus ou moins ce qu’il veut dire. Mais l’amour de l’autre, de la vie, de la poé­sie, du monde, est la plus belle chose qui soit et il existe, je l’ai ren­con­tré, je peux l’affirmer.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Je crois effec­ti­ve­ment qu’il faut être au maxi­mum ouvert à l’autre, et que l’acquiescement est la pos­ture d’ouverture la plus natu­relle qui soit. Oui à l’autre, c’est oui à la vie et au par­tage. Peu importe, peut-être, la ques­tion, à par­tir du moment où elle est sin­cè­re­ment posée.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Peut-être celle des rap­ports, pour le scien­ti­fique que je suis, entre science et poé­sie, pra­tique lit­té­raire et pra­tique scien­ti­fique, qui m’a si sou­vent été posée. Ques­tion à laquelle je dois dire que je n’ai pas de réponse, si ce n’est que les pra­tiques sont très dif­fé­rentes et n’ont à peu près rien à voir entre elles. Un déno­mi­na­teur com­mun quand même : écrire. Qu’il s’agisse d’un article scien­ti­fique ou d’un poème, écrire est ma façon de réflé­chir, résoudre une énigme. C’est en écri­vant que je trouve. Sur un autre plan, les arbres m’ont tou­jours plus ins­piré que les étoiles, mais c’est vrai que dans ma poé­sie, je fais de l’arbre un cos­mos, de l’infiniment petit un infi­ni­ment grand. Je cherche à faire de mes poèmes un uni­vers, dans son immen­sité et sa diver­sité. C’est ma façon de bâtir ma vie et mon appar­te­nance au monde.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 10 août 2024.

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