Michael Borremans : in media res, le doute
Il n’est pas jusqu’aux vierges de la peinture classique à se vouloir — même sous leur douleur — les déclencheurs du cataclysme du désir. Néanmoins, Borremans casse une telle vision. La pure silice de chair transparente de sa jeune fille (« The Bread ») échappe à une telle lecture. Il la tire du côté de l’ange – qu’ailleurs l’artiste met en charpie. Dans leur rigidité les corps (parfois coupés tels des culs de jatte) gravent une douleur humaine sans le moindre pathos. L’œil devient captif entre le réel et le rêve (ou le cauchemar) avec une forme d’humour opaque. L’image — quasi mentale — ne se perd jamais et ne se réduit pas en gravats dans l’édifice immense du souvenir. Elle propose une étrange transparence à nous-mêmes comme à nos fantômes.
Le ravissement identificatoire tisse un réseau incarné singulier très subjectif qui laisse libre chacun d’exercer sa déformation imaginaire. En ce sens, l’œuvre de Borremans résiste aux explications. Dans l’important interview avec Jeffrey Grove qui ponctue son livre, le peintre belge insiste sur ce point : « J’ai juste une envie irrépressible de produire, de réaliser et apparemment cela rend certaines personnes plus heureuses ». Dans divers mouvements de boucles et de séries où il modifie les mediums et les angles, l’artiste construit un certain ordre et un certain silence à la croisée d’impossibles chemins. Tous mènent du réel à son contraire. Si bien que d’un « réalisme » à la Hopper l’artiste passe à sa mise en abyme.
Des personnages résistent mais semblent étrangement absents. L’état de « vacance » qui les entoure les plombe dans leur insupportable solitude encombrée d’aucun décor afin de laisser un mystère inhérent à la peinture belge. Toute diégèse est supprimée, fini le décor. Le corps semble un automate dérisoire mais imposant devant les yeux du regardeur. Tout est sur la surface si bien que Borremans pourrait dire comme Magritte à qui on demandait ce qu’il y avait derrière ses toiles : « le mur »…
Le livre de Jeffrey Grove (écrit totalement en français) permet d’entrer dans de telles images « plates » qui semblent copier un peintre inconnu. A savoir celui que le Belge demeure au sein d’une maîtrise qui lui permet d’exprimer le malaise de l’époque. Sans proposer la moindre leçon, Borremans remonte l’histoire — du moins ce qu’il en reste — comme il explore, en réinterprétant toute la peinture occidental (Manet, Velasquez par exemple), la question du sujet. La rotation des troncs comme la maculation du visage de « The Angel » — sorte de David Bowie recouvert d’un magma foncé – dérangent la vision du genre là où de l’identité ne reste parfois qu’une robe ou un canard…
La peinture de Borremans en nous habitant dépossède. Elle ne peut plus être traitée comme une passante ou comme un chemin qui traverse la vie tel un paysage. Elle coupe, rebrousse, taille. Elle emporte tout sur son passage et en premier lieu le réel. N’assumant aucune fonction rédemptrice elle devient un cri muet et blanc. Le peintre belge jouxte la douleur mais en retenant ses exclamations et circonvolutions. Le travail pictural suggère un désastre sans se complaire dans la pensée de la mort — ce qui ne serait qu’une astuce afin de croire guérir le mal par le mal… David Lynch ne s’y est pas trompé. Le Belge est pour lui un artiste majeur. Comment ne pas partager son avis ?
jean-paul gavard-perret
Michael Borremans, As sweet as it gets, Jeffrey Grove, Hatje Cantz, Ostfilden (Allemagne), 2014, 304 p. - 39,90 €
L’édition est écrite entièrement en français.