La préfiguration de monde échappe. Nulle opération purement intellectuelle ne permet d’en découvrir le sens. Fabienne Raphoz le sait depuis longtemps. Chez elle, « l’évolution des formes dépend de la couleur ». Elle y découvre une racine métaphysique au monde. Il y aura donc désormais un bleu Raphoz comme il y a un bleu Klein. Mais par d’autres moyens, d’autres stratégies et langages que celui du peintre. Au monochrome pictural se substituent des divergences de pigments et de formes à travers la médiatisation de divers animaux : oiseau, poisson, insecte, libellule, étoile de mer, etc..
Celle qui connut les premiers dégradés de bleu au fil des heures d’été dans les forêts qui surplombent la vallée de l’Arve poursuit une des démarches les plus authentiques qui soient. Dans Jeux d’oiseaux dans un ciel vide elle avait entamé sa montée au bleu du ciel et au cœur des oiselles même quand le « bleu fait mâle » et que ses ailes d’acier découpe de ses lames les « encoeurir » des amours féminines. Mais avec Terre Sentinelle elle n’est pas pas gouvernée par de simples sentiments ou désirs. L’auteure procède par d’autres préoccupations que de se faire admirer ou plaindre. Sa poésie touche à la matière même de l’écriture dont le rapport secret emprunte le moins possibles aux accidents du biographique.
La poésie devient une « science de la nature » où le terme « expérimentation » prend une signification à la fois perceptuelle aiguë mais tout autant abstraite. Plus que de poésie expérimentale, il faut parler de poésie de l’expérience au sein d’une énergie qui — mais par d’autres moyens — rejoint celle d’un autre poète savoyard : Valère Novarina. La page devient une table de dissection. Les objets (les mots) n’y sont jamais obscurs et inertes. Fabienne Raphoz parle avec raison de « dynamique littérale » puisque les groupes nominaux possèdent le pouvoir d’engendrer le mouvement et donnent au monde un jour imprévisible. Le langage agit dans sa graphie, ses polices, sa couleur, il joue de ses charades, de ses syntaxes et sémantiques, de ses fables dont la poétesse use avec le plus de liberté et de véracité possibles, indépendamment de l’effet à produire.
L’écriture — travaillée et retravaillée — n’est pas pour autant la traduction d’une idée qui lui serait antérieure et qu’elle aurait pour mission de rapporter. Elle entraîne le sens vers une extase matérielle. Loin de l’ordre discursif, Fabienne Raphoz offre par une démarche libre la capacité d’atteindre la tendre indifférence du monde. Elle le secoue, ce monde, jusqu’à se demander qui de lui ou de l’être inventa l’autre. Mais avec l’espoir secret d’assurer l’avenir des deux. Et qu’importe si dans le cas de l’être le futur sera toujours provisoire. D’autant que Terre Sentinelle refuse tout confort. L’écriture atteint le déplacement des données immédiates de la conscience et de la perception sans que pour autant la poétesse ne joue à l’apprentie sorcière. Elle se veut plutôt sourcière avec la seule arme qui reste : le langage. Il est capable d’extraire de la boue de l’Arve quelques parcelles d’or et des arpents du ciel le bleu cyan capable de tuer ce qui le désagrège.
jean-paul gavard-perret
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle , Editions Hors-Limite, Genève, 2014, 182 p. –18,00 €
Message pour Jean-Paul Gavard-Perret.
Cher Jean-Paul Gavard-Perret,
Je ne découvre qu’aujourd’hui votre texte. Merci pour votre nouvelle lecture si subtile de Terre sentinelle. Touchée aussi que ayez mentionné Valère Novarina.
Très cordialement à vous, Fabienne Raphoz