Yves Bottineau-Fuchs, Peindre en France au XVe siècle

Un livre magni­fique qui pro­pose de très fines ana­lyses de l’art pic­tu­ral du XVe siècle, ancrées dans les réa­li­tés de l’époque

Les divi­sions chro­no­lo­giques sont arbi­traires, et l’on sait com­bien les faits his­to­riques, les vastes mou­ve­ments humains se jouent de ces bornes que l’Homme plante au fil du Temps pour conser­ver l’illusion qu’il ne s’y perd pas. Il n’en reste pas moins que l’unité appe­lée “XVe siècle” ne recouvre pas qu’une dénom­mi­na­tion com­mode : ce bloc tem­po­rel cor­res­pond réel­le­ment à une phase à la fois dou­lou­reuse et riche de l’histoire euro­péenne presque exac­te­ment ins­crite entre 1400 et 1500 — à quelques années près bien sûr, qui floutent un peu des fron­tières si abrup­te­ment posées…
C’est une période char­nière : le Moyen Age n’est pas tout à fait enterré — même si la féo­da­lité n’est plus ce qu’elle était — et la Renais­sance n’est pas encore adve­nue. Siècle tur­bu­lent, bous­culé par les sou­bre­sauts résur­gents de la Guerre de Cent ans — le traité de paix qui en mar­quera le terme ne sera signé qu’en 1475, à Pec­qui­gny en Picar­die — il est le creu­set de pro­fondes muta­tions dont l’art pic­tu­ral porte l’empreinte. Le déve­lop­pe­ment de la devo­tio moderna, par exemple — la dévo­tion pri­vée, qui se mani­feste en dehors de la messe, dans l’intimité de chaque foyer — incite les riches fidèles à com­man­der aux ate­liers de peintres des livres d’heures, des tableaux de piété pour sou­te­nir leur foi. Avec l’enrichissement de la grande bour­geoi­sie, le mécé­nat artis­tique cesse d’être l’apanage des grandes familles nobles…

Avant de plon­ger au cœur des ana­lyses for­melles et esthé­tiques, Yves Bottineau-Fuchs prend le temps de bien expo­ser le contexte his­to­rique. Il s’attache aussi bien à retra­cer les grandes lignes des mou­ve­ments poli­tiques — riva­li­tés entre pré­ten­dants à tel ou tel trône, pré­ten­tions ter­ri­to­riales, enjeux éco­no­miques… — qu’à exa­mi­ner les struc­tures et les hié­rar­chies qui sous-tendent la société de l’époque. Il peut alors défi­nir “les condi­tions du métier” de peintre.
L’on apprend ainsi qu’être “valet de chambre” est une charge enviée et pres­ti­gieuse, que les artistes peintres exercent leurs talents dans des domaines extrê­me­ment divers — beau­coup sont éga­le­ment maîtres ver­riers et réa­lisent des vitraux, peignent des armoi­ries, des éten­dards, confec­tionnent des décors et des orne­ments tem­po­raires pour les mani­fes­ta­tions de pres­tige, les fêtes aux­quelles aiment s’adonner les sei­gneurs et leur cour… Enlu­mi­nure, vitrail, pein­ture sur pan­neaux : autant d’arts appe­lant des savoir-faire dif­fé­rents que doivent pos­sé­der les peintres du temps. En plus de cette poly­va­lence, les artistes sont les récep­tacles d’influences diverses : la plu­part d’entre eux voyagent, en quête tou­jours d’un mécène qui leur ver­sera une pen­sion en échange de leurs tra­vaux. Migrant de ville en ville, séjour­nant là et ailleurs, ils absorbent des tech­niques, des modes de repré­sen­ta­tion variés qu’ils assi­milent et laissent ensuite trans­pa­raître dans leurs œuvres, les plus talen­tueux sachant trans­muer ces sources d’inspiration en une sin­gu­la­rité telle que l’historien de l’art recon­naît sans peine leur style. Peindre, au XVe siècle, est donc affaire d’osmoses. C’est tout l’objet du livre d’expliquer cela et de mon­trer que, de ces pra­tiques osmo­tiques, il émerge un art typi­que­ment fran­çais, réel­le­ment ori­gi­nal, qui se démarque autant de la manière fla­mande que de l’art ita­lien alors même qu’il en porte les traces au plus profond.

Orga­nisé de façon thé­ma­tique plu­tôt que stric­te­ment chro­no­lo­gique, le livre per­met d’avoir véri­ta­ble­ment une vue syn­chro­nique de l’art pic­tu­ral en France au XVe siècle.
En allant du géné­ral au par­ti­cu­lier — posant d’abord les condi­tions de pro­duc­tion, puis décri­vant “le gothique inter­na­tio­nal”, manière de peindre répan­due à l’aube des années 1400, il pré­sente ensuite tour à tour les grands pôles artis­tiques de l’époque, en poin­tant les fluc­tua­tions de leur acti­vité, avant de consa­crer un cha­pitre entier à Jean Fou­quet — Yves Bottineau-Fuchs accli­mate len­te­ment le lec­teur à un contexte his­to­rique, à un état d’esprit de telle manière qu’il est pré­paré à appré­cier l’art de Fou­quet et ses apports à leur juste impor­tance. 
Ce mou­ve­ment du livre — des­crip­tion, d’abord, d’une atmo­sphère géné­rale pour abou­tir au por­trait d’un homme et de son art — témoigne de l’option “humaine” adop­tée par l’auteur, qui n’aborde pas la pein­ture fran­çaise du XVe siècle comme une notion esthé­tique abs­traite mais comme la mani­fes­ta­tion d’une sen­si­bi­lité humaine, ren­due pos­sible par la conjonc­tion de divers fac­teurs eux aussi humains. En citant, à maintes reprises, des extraits de livres de compte, de contrats, de prix-faits et autres docu­ments d’époque, Yves Bottineau-Fuchs ancre son pro­pos dans une réa­lité maté­rielle et quoi­ti­dienne loin­taine, oubliée qui, de la sorte, affleure à nou­veau.
Le titre du livre, déjà, signale cette approche réso­lu­ment humaine : l’emploi du verbe “peindre”, au lieu du sub­stan­tif “La pein­ture” montre com­bien l’auteur va s’attacher au geste artis­tique, à ses “condi­tions de pro­duc­tion” — expres­sion à entendre au sens large, pas seule­ment éco­no­mique — et non à son seul résul­tat esthé­tique. Il se penche autant sur l’âme et la chair que sur les formes et les tech­niques de repré­sen­ta­tion. Ses des­crip­tions d’œuvres disent bien cela : il n’en est pas une qui ne vibre de vie, qui ne soit empreinte d’une émo­tion quasi char­nelle. Et ce qui pour­rait paraître fas­ti­dieux — sur­tout lorsque l’image décrite n’est pas repro­duite : l’on est contraint à un puis­sant effort de visua­li­sa­tion — se lit comme un inter­lude roma­nesque, comme si l’on péné­trait par une porte entrou­verte dans un récit sus­pendu. D’emblée l’empathie se noue avec l’image ; l’esprit est alors dans les meilleures dis­po­si­tions pour suivre mot à mot les com­men­taires et l’analyse que l’auteur tire de ses observations.

En tant qu’objet, le livre est une petite mer­veille. La cou­ver­ture est une réus­site. Ses deux plats entrent en réso­nance directe avec le contenu : l’or mat et sobre du dos et de la qua­trième annoncent celui de l’encre uti­li­sée avec une élé­gante par­ci­mo­nie dans le texte ; le por­trait du pre­mier plat — Le bouf­fon Gon­nella, attri­bué à Jean Fou­quet — sera étu­dié en détail pp. 262–264, l’enluminure du second — “ren­contre avec Humble Requête”, tirée du Cœur d’Amour épris de René d’Anjou — est com­men­tée aux pages 136 à 139. Mani­pu­ler l’ouvrage est un plai­sir : la mise en page est belle — texte sur deux colonnes avec de larges marges à l’entour pour lais­ser de la place aux notes et aux légendes d’images, typo­gra­phie petite mais aérée, fine et par­fai­te­ment lisible — et l’iconographie, très riche, tou­jours dis­po­sée de manière à cor­res­pondre étroi­te­ment au texte. Un petit détail enfin achève de confé­rer au livre une ultime touche de raf­fi­ne­ment : faux-titre, titre, inti­tulé des cha­pitres et sous-chapitres sont impri­més à l’encre dorée, sans grais­ser les carac­tères, comme une réfé­rence dis­crète à l’art déli­cat de l’enluminure et de la minia­ture.
Un livre magni­fique, donc, que l’on accueillera avec enthou­siasme. Mais comme il ne sau­rait y avoir d’engouement si grand qu’il n’ait son ombre au tableau, il faut bien déplo­rer quelques défauts, tous impu­tables à cette gan­grène des beaux livres : les repro­duc­tions en double page. Elles sont ici en géné­ral super­be­ment réus­sies et les dom­mages cau­sés par la cas­sure de la reliure minimes. Sauf en ce qui concerne le Retable Cadard, repro­duit pp. 148–149 : la Vierge est très exac­te­ment cen­trée, de ce fait, son visage est tris­te­ment dis­tordu par le pli de reliure et rendu aussi dys­sy­mé­trique qu’une figure de Picasso…

Je ne suis pas en mesure d’apprécier ce que cet ouvrage apporte de neuf à l’histoire de l’art pic­tu­ral, étant pro­fane en la matière. Je puis néan­moins goû­ter la clarté du pro­pos, la minu­tie des des­crip­tions qui suivent de près l’iconographie, les lec­tures com­pa­rées des œuvres appuyées sur de fines obser­va­tions, les recou­pe­ments peu à peu éta­blis au fil de celles-ci… Je quitte ce livre en ayant retenu quelques noms d’artistes majeurs, les par­ti­cu­la­ri­tés qui dis­tinguent la manière fran­çaise des esthé­tiques fla­mande et ita­lienne — il m’a ren­due plus savante. Il faut dire que Peindre en France au XVe siècle n’est pas de ces beaux livres gra­tuits, au contenu indi­gent et dont l’aspect flat­teur, sou­vent clin­quant, n’a d’autre but que d’ornementer les rayons d’une biblio­thèque vani­teuse. L’ouvrage d’Yves Bottineau-Fuchs est un authen­tique outil de savoir ; on ne le consulte pas en dilet­tante : on va vers lui mû par la soif d’apprendre. On ne le feuillette pas dis­trai­te­ment : on le lit dans le recueille­ment qu’exige l’étude, avec sous la main de quoi noter ce que l’on veut rete­nir, ce qui pose ques­tion, ce qui tisse des réseaux de res­sem­blances et d’échos…
L’on achè­vera enfin l’éducation de son œil en allant au musée voir de plus près les pein­tures, fresques et enlu­mi­nures que l’on aura entra­per­çues dans ces pages — car il n’est pas de livre, aussi par­fait fût-il, qui rem­place le contact direct avec les œuvres quand celui-ci est possible.

isa­belle roche

   
 

Yves Bottineau-Fuchs, Peindre en France au XVe siècle, Actes Sud, sep­tembre 2006, 330 p. — 69,00 €.

 
     
 

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