La plupart des manuscrits, non publiés, commencent par la météorologie ou l’horloge parlante, parfois les deux : « il était trois heures et le soleil brillait ». Un créateur n’a ni montre ni ombrelle. Il se promène dans sa propre conviction que créer est un impératif catégorique, sans songer à la température rythmée.
Loin des crottes de bique sur le sentier de la paresse que sont les haïkus, loin de cette poésie où le déplacement des mots sur la page semble être un tic de cadran solaire, transformant la propédeutique du poète en camion à benne ou charrette à bras, loin des poètes pour qui la narration future est une tempête préhistorique, Barbarant nous entraîne dès les premiers vers de Odes dérisoires dans son monde.
Son monde, c’est-à-dire le nôtre, celui de la confrérie solennelle, là où être barbant n’est pas prescriptif. La poésie de Barbarant s’élance large et vive. Les longs poèmes déferlent parfois comme des lames, parfois s’installent sur la rive, étales, là où la truite fraîche des vers remue avec Federico Garcia Lorca, avant de reprendre la rivière, l’empreinte de l’hameçon en bouche.
L’écriture est sans hésitation et sans grigri, même si « ce qui hésite seul existe ». C’est une poésie loin des moulins à prière où la narration ne rencontre pas de pierres qui « parlent », où le poète n’est pas le vicaire de l’Etre ou le représentant sur Terre de la basse-cour des dieux anciens, à l’endroit précis où « tangue sous la langue le galet usé du vieux verbe ».
J’ai déjà dit que la fiction « romanesque » était morte mais que la poésie narrative était l’avenir de la fiction réinventée. Les créateurs sont sans trouvaille. Leur monde n’a pas besoin d’astuces. Il n’y a pas de place pour les resquilleurs lorsque on invente son univers dans lequel le moimoïsme s’amenuise « puisqu’il y a d’ailleurs Moi dans Moins ».
Barbarant parle de son temps sans « j’imagine être désespérément moderne ». Les rossignols sont des pistes de danse. L’ambroisie est du vin rouge qui fait tourner les neurones. Paris n’a ni calèche ni azalées inventées pour faire le poète. On ne rencontre pas non plus « le goût facile du noir », du cracra et de l’obscur sentiment que les poètes seraient « appelés » comme le charcutier par la saucisse.
Les poètes n’ont aucun accès particulier à la singularité. La poésie n’apporte rien à celui qui l’écrit car « à la fin du poème encore une fois j’attends. J’aurai passé ma / vie à attendre et je ne le dis pas pour m’en plaindre ». Et si c’était cela la poésie ? Une aventure pour passer le temps comme le pensait Aragon — un alpinisme unique au ras des moquettes -, dans laquelle l’espérance d’avoir le dernier mot est répudiée par la phrase posthume qui nous projette dans l’en-deçà où prendre sa douche est « tout aussi glorieux » qu’admonester les pâquerettes : un poète « refroisse (toujours) un peu ému (son) tralalère ».
Pourtant, Barbarant se peigne devant la glace comme s’il ne pensait pas à autre chose, par exemple, aux « syllabes douces et somnolentes ». Il pourrait reprendre à son compte l’adage d’Oscar Wilde : « quand on est de mon avis, j’ai l’impression d’avoir tort ». Se dégage de ses poésies une longue liste de poussées magnifiques, pénétrées d’une ironie exquise : « tout a fané et tout demeure Presque on aurait honte à le dire / Tant est simple dans les fontaines / L’inventaire des eaux glacées. »
Cette fausse langueur est dynamique. Elle propulse, au contraire de l’asthénie : « A l’âme l’hématome de l’après ». Derrière la blessure, il y a toujours cette coquetterie du sourire en coin qui interdit toute pitié et toute funeste lacrymation. Les larmes, en poésie comme dans la vie, ressemblent à des poignées d’amour sur les synapses. Barbarant ne balbutie pas, même au fond d’un « bar sordide » quand il se « demande ce (qu’il) ajoute à la terrible nudité des choses ».
Bien qu’un créateur ne soit jamais un mélange d’autres auteurs (mol marronnier des critiques), Barbarant a un vers élancé comme du Péguy, sans la répétition maniaque, et une part de la Châtelaine de Vergy quand il évoque l’amour et cette causticité de la dislocation qui fait les grands poètes : « Tout ce que je touche toujours vire à la courbe ». Comme Aragon pour Chagall dans ses Adieux, Barbarant prête sa faconde aux peintres qui le rétribuent en « lingots dilapidés ». « Parler m’est pinceau » s’amuse-t-il, comme la soupe m’est poireau.
Il y a donc la beauté des choses, le détachement face aux choses et le fait d’avoir « des doigts faits pour moucher la prétention des astres ». Les journalistes engendrent de « l’actualité éternisée » tandis que les créateurs longent « l’éternité actualisée » sans s’y corrompre lorsqu’ils sont habiles de la syntaxe. Pour un écrivant, le monde est une gigantesque catastrophe où s’ébroue l’illusion. Pour un écrivain, notre monde est une « terrible étable où brille / Pour tout soleil l’épaisse terre de la joie ». Il n’y a pas d’illusion pour un poète car il n’y a pas de sens, seulement une énergie pour mettre de la volonté dans les choses.
C’est ainsi qu’il baguenaude, sans confondre « l’art du vers et la verroterie », mais sans mésestimer ce qui brille, ce qui aimante, ce qui est piquant lorsqu’on lâche « les abeilles des mots », en sirotant un verre, en tenant « au néant de (ses) doigts l’éventail ouvert du visible » ; la poésie n’est pas un art du langage, visant à exprimer ou à suggérer par le rythme (vers ou prose), l’harmonie et l’image comme le prétendent les dictionnaires. C’est un révélateur d’intimité, le nitrate d’argent de la révolution interne, celle qui fait passer « la vie en société » pour une blague muette comme une tombe ouverte sur un parloir.
Dans la vie normale, celle qui n’est pas réelle, la langue usitée est celle de la cantine. C’est la langue du dénigrement des autres, des plats et du brossage de dents qui, potentiellement, leur succède ; c’est donc une prose du dénigrement de soi, même sous l’apparence performative de la vantardise et du nombrilisme. La poésie ne s’oppose pas à cette prise de son quotidienne. Elle ne procède pas de son refus, mais de son déboitement.
Dans la langue du quotidien, les mots s’entassent pêle-mêle au fond d’une fosse commune où seule la soustraction représente une manière de valeur. Dans le trou habituel, là où l’on part en vacances et fait des promenades familiales en bicyclette, les mots, s’ils possèdent un timbre, sont sans lumière. En astronomie, chacun sait que la lumière stellaire nous arrive parfois alors que l’étoile elle-même a disparu. La poésie émet également une lumière alors qu’elle n’est le préalable d’aucune existence au sens traditionnel du terme ; cette lumière est celle d’un astre en voie d’apparition ou de parachèvement.
La poésie est une langue du surlendemain sans assurance du lendemain, peut-être est-elle même condamnée à n’exister qu’au moment où elle expire dans son énonciation. Sa révélation absorbe sa disparition.
Enfin, ce que j’aime chez Barbarant c’est la linéarité. Je n’en peux plus du cut américain, de la sous-déclinaison en sous-ensembles de la formalité formelle, des phrases coupées en mille morceaux, dynamitées par on ne sait quel gangster analphabète. Le puzzle syntaxique est devenu le doudou de ceux qui croient que n’avoir rien pensé est une atteinte à la superficialité. Néantiser la grammaire ne fait pas de vous un poète.
Le recueil s’achève sur la mort de la mère du poète. Les poèmes, en vers rimés, ne rafistolent pas le classicisme. En certaines circonstances, l’absence de chichi lyrique s’impose dans la fumée fluette de ce qui disparaît. Au fond, l’écriture ne consiste-t-elle pas à laisser une place aux chers disparus, à leur gloire aimante, la seule qui compte, comme une épluchure, désormais ratatinée, de la douleur ?
C’est peut-être la profondeur – qui n’est qu’une des formes de la dérision – de ces splendides et câlines Odes dérisoires.
valery molet
Olivier Barbarant, Odes dérisoires, Champ Vallon, 1988, 12 p. — 13,50 €.