Brancusi avait ce don d’exprimer en quelques phrases succinctes ses pensées sur l’art, sur la création et sur la vie. Il pratiquait presque une nov-langue : à savoir un franco-roumain dépourvu de normes grammaticales. Paradoxalement ce choix étrange a enrichi ses mots « à l’air de penseur oriental ». Il pratiqua, en tant que forme, très souvent des aphorismes – souvent repris et transformés des ouvrages qui avaient déformé leur réelle origine.
Le livre réunit ses notes d’ateliers (aphorismes et divers textes littéraires) telles qu’elles et approfondit l’approche du sculpteur. Doïna Lemny, historienne de l’art et conservatrice au Centre Georges Pompidou, publie notamment des textes catalogues des deux expositions que Marcel Duchamp organisa pour son ami à la Brummer Gallery de New York en 1926 et en 1933.
Elle a pris la décision de reclasser ses textes selon leur contenu en différents chapitres dont « Aphorismes », « Essais d’autobiographie », « Écrits sur l’art », « Écrits sur la vie », « Écrits divers », « Essais littéraires ». D’où cette initiation son univers esthétique, éthique, voire ésotérique et ce, au moment où une grande exposition lui sera consacrée au Centre Georges Pompidou (printemps 2024).
Les maladresses de Brancusi participent de la dimension incisive et sauvage de sa pensée fondée sur son expérience singulière de la vie, de la création et de ses connaissances. Ainsi et par exemple, les pyramides égyptiennes étaient pour lui inépuisables : « Dans mon monde, il n’y a plus de lutte pour une place plus haute – la pyramide est démolie, et le champ est infini. Ici chacun est avec ce qu’il est venu : à sa place, il n’est ni plus grand, ni plus petit ; il n’a ni plus de mérite, ni plus de défaut, il est ce qu’il est, ce n’est pas lui qui s’est fait. », écrit l’artiste corrigé par l’éditrice.
Les notes de Brancusi témoignent d’une quête personnelle, mais aussi de l’atmosphère artistique parisienne où naquit le courant moderniste en dehors de tous les courants artistiques du début du XXe siècle, afin de créer sa propre voie, d’imposer sa propre vision de la sculpture pour la révolutionner. Aux écrits s’ajoutent quelques textes historiques importants, publiés de son vivant par des amis, écrivains, artistes et journalistes, qui l’ont bien connu, qui ont pu s’entretenir avec lui dont Paul Morand, Roger Vitrac, Dorothy Dudley, Irène Codréano, Marcel Mihalovici, Beatrice Wood et aussi avec l’ombre de ses amis de Dada : Marcel Duchamp, Francis Picabia, Tristan Tzara, Erik Satie.
La vérité de l’art trouve sa “lisibilité” avec la forme qui la transcende et la circonscrit car elle-même est inexprimable. A l’inverse, le secret est un fond, un fond multiple. Ce qui compte, ce sont toutes les lignes qui donnent corps à la sculpture. Reposant sur un mélange de pulsions et de réflexions, Brancusi porte en lui le secret comme il explore son Fatum entre la lumière et l’ombre, l’intelligence et l’instinct, à travers la chair pensante aussi.
Surgit paradoxalement ce qui dépasse le langage plastique en tant que simple outil de communication. La sculpture de Brancusi par essence ne possède pas de fonction de nomination mais de révélation. Elle ne raconte pas et s’inscrit en faux contre les lettres d’or de la “loi”, de la pseudo-vérité nue de l’Un. En une telle œuvre, le secret est donc incarcéré mais libre. Il reste le ferment réactif contre les images et idées connues et reconnues et fait ressurgir les images naïves et sourdes cachées au profond de l’humain.
En conséquence, le secret trouve soudain de l’existence car la sculpture de Brancusi révèle le cri (parfois muet) de la vie, de l’expérience intérieure. Ses créations ne servent pas à l’instrumentaliser. Elles remontent vers l’épreuve du temps dans son travail de patience pour pénétrer tout le réservoir pulsionnel. La sculpture passe entre les mailles, sinon de l’invisible, de l’interdit et n’escamote plus ce qui — sur ou sous — détermine l’être.
jean-paul gavard-perret
Brancusi, L’art, c’est la vérité absolue, Édition établie et présentée par Doina Lemny, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 5 avril 2024, 256 p. — 9,50 €.